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Brisures de Guerre

PROLOGUE



Tokyo, samedi 7 janvier 1989, 6 h 35 (heure locale)

Un homme venait de mourir, à l’âge honorable de quatre-vingt-sept ans. Après plusieurs mois de souffrances, que le corps médical s’était efforcé d’apaiser, à grand renfort de transfusions sanguines presque quotidiennes, il avait rendu son ultime soupir, dans un silence sépulcral, parmi les siens. Vaincu par le cancer.
À présent que sa dépouille s’apprêtait à rallier sa dernière demeure, et que son âme avait rejoint celle de ses pieux ancêtres, s’ouvrait une nouvelle ère pour l’Archipel tout entier. Heisei. « L’accomplissement de la paix ». Tout un symbole, car Hirohito, cent vingt-quatrième empereur du Japon, n’en avait pas toujours été un ardent défenseur. Une partie de son règne avait été entachée de sang, et d’aucuns lui reprochaient son trouble jeu pendant la guerre.
Avait-il sincèrement été dépassé par la coterie militariste et jusqu’au-boutiste qui l’entourait ou s’était-il dissimulé derrière elle, tout en avalisant ses actes ? Le débat n’était pas tranché et ne le serait sans doute jamais.
Le peuple nippon, lui, n’avait cure de la réponse à cette question. Il priait – ou pleurait, selon les cas – pour le salut d’un souverain qui, pendant soixante-deux ans, avait incarné le pays, dans ses défaites comme dans ses victoires, dans ses égarements comme dans ses efforts de redressement.
Au cœur de Tokyo, un calme saisissant enveloppait de son linceul diaphane la disparition du descendant d’Amaterasu, la déesse shinto du Soleil. Les habitants avaient beau s’attendre à l’inéluctable, ils n’en éprouvaient pas moins une profonde douleur. Leur monarque emportait dans la tombe une partie d’eux-mêmes et de leur mémoire.
Sur le frontispice des bâtiments et la devanture des magasins, des drapeaux arborant un ruban de crêpe noir s’affichaient, symboles d’une fierté mêlée de tristesse. Çà et là, par contraste, des gerbes de fleurs blanches, supplantant les décorations du Nouvel An, avaient été déposées en signe d’hommage.
La foule, avide de témoigner son respect, se rendait au palais impérial pour y signer les registres de condoléances laissés à son intention. Un défilé de mines fermées et contrites, unies dans un même désarroi.
Jusque-là prince héritier, Akihito, cinquante-cinq ans, occupait dorénavant le trône du Chrysanthème. Une charge qu’il s’efforcerait d’honorer le mieux possible, tout en sachant qu’à travers lui vivrait le souvenir de ses mânes et de son feu père ; une flamme qui ne s’éteindrait pas de sitôt.
En attendant, un deuil de quarante-huit heures avait été décrété, et toute réjouissance suspendue, même si les cinémas restaient ouverts. Des dispositions plus souples que celles adoptées au moment de la mort de l’empereur Taisho, en décembre 1926.
L’heure était au recueillement. Une fois la peine retombée, le pays reprendrait sa marche en avant. Si possible vers des lendemains ensoleillés, expurgés des stigmates d’un passé encore à vif.

* * *

Los Angeles (Californie)

C’était un de ces rituels auxquels il ne dérogeait jamais. Un rendez-vous qu’il affectionnait et qu’il guettait dès le mercredi. Du haut de ses dix ans, Walter Halloway aimait par-dessus tout aller chez ses grands-parents paternels le samedi.
Dès le matin, il pensait déjà au moment où son père le déposerait sur le perron de cette grande maison et où son grand-père, le visage barré d’un sourire éclatant, lui ouvrirait la porte en grand, puis ses bras, afin de l’y accueillir.
Walter admirait son aïeul. Il se délectait des épisodes militaires, grandioses ou anecdotiques, que celui-ci lui narrait avec une passion communicative, affectant tantôt un sourire taquin tantôt une moue réprobatrice. Il avait le sentiment, en écoutant ses aventures, d’en être, sinon l’un des participants, du moins un observateur privilégié. À ses côtés, tour à tour, il tremblait, vibrait, s’extasiait, s’emportait. Si ses actes de bravoure étaient avérés, George méritait son statut de héros de guerre.
En ce samedi 7 janvier 1989, cependant, le récit que le vétéran s’apprêtait à lui livrer ne ressemblait à aucun autre. En l’écoutant, son petit-fils comprendrait alors pourquoi l’histoire des siens était aussi compliquée et comment certains agissements pouvaient laisser derrière eux une empreinte indélébile…

* * *

La matinée s’annonçait douce, mais venteuse. George enlaça Walter, n’accordant à son propre fils, Michael, que l’aumône d’un regard. La tension, pour ne pas dire l’animosité, qui caractérisait leur relation n’était pas nouvelle. Elle s’inscrivait dans un contexte bien précis qu’aucun d’eux ne se risquait à évoquer, par peur d’envenimer la situation et d’en arriver à une rupture irrémédiable.
— Je viendrai le chercher à dix-neuf heures, lança le fils au père, d’une voix mécanique.
— Comme d’habitude, lui rétorqua ce dernier froidement.
Leur échange de propos s’arrêta là. Walter, que l’innocence préservait encore, n’y prêta pas attention. Lui songeait déjà à tout ce qu’il allait découvrir dans le calme discret du cabinet de travail grand-paternel. Une fois qu’il fut entré dans la demeure, sa grand-mère le débarrassa de son manteau et l’installa dans la cuisine, devant un bol de chocolat chaud, accompagné de quelques biscuits dont il raffolait.
— Alors, Walter, tout se passe bien à l’école ? l’interrogea-t-elle avec tendresse.
Elle accordait une grande importance à l’instruction, qu’elle considérait comme le rempart le plus solide contre l’ignorance, la vindicte et l’avilissement des masses.
— Oui, même si ce n’est pas toujours le meilleur endroit pour apprendre ce qui compte vraiment, répondit-il en trempant un morceau de sablé dans son bol, avant de le porter à ses lèvres.
— Que veux-tu dire par là ?
— Eh bien, on nous apprend les règles, mais pas toujours pourquoi elles existent. J’ai l’impression qu’on ne creuse jamais vraiment…
— Et toi, tu aimes aller en profondeur, n’est-ce pas ?
Il opina de la tête, comme si, enfin, quelqu’un envisageait les choses de son point de vue.
— Oui, je trouve ça plus intéressant. J’aime ce qui n’est pas évident au début. L’inconnu me plaît, comme les histoires cachées, par exemple.
Elle lui caressa la joue, amusée par son éloquence et sa volonté, qui tranchait avec son apparence fine.
— Pour les histoires cachées, je crois que tu sais à qui t’adresser.
Il termina son bol, se leva et se dirigea vers le bureau de son grand-père, à l’étage. Cette pièce, relativement exiguë mais douillette, ressemblait à un antre d’écrivain. Elle regorgeait d’ouvrages aux couvertures plus ou moins chatoyantes soigneusement installés sur des rayonnages en bois ; un bureau était installé dans un coin, sur lequel trônaient une machine à écrire ainsi qu’une lampe. Il se dégageait de l’ensemble une atmosphère propice à l’inspiration.
Selon son humeur, le soleil s’y déversait au travers d’un vasistas, chauffant la reliure des livres. Même les jours de pluie ou d’orage, l’endroit s’apparentait à un havre de paix.
George appréciait de pouvoir y écrire ses souvenirs ou sa correspondance, de s’immerger dans une nouvelle œuvre dont il venait de faire l’acquisition (son inclination le portait le plus souvent vers des biographies historiques) ou simplement de s’y prélasser, seul avec ses pensées.
Walter s’approcha à bas bruit. Autant par respect que pour capturer, avec le plus de netteté possible, l’image de cet homme dans sa solitude. D’ordinaire, il le trouvait majestueux. Là, rien de tel. Il était assis, le dos voûté et les mains jointes devant sa bouche. En fond sonore, un présentateur radio égrenait les actualités, sur un ton monocorde.
L’espace d’un instant, le garçonnet se refusa à croire ce qu’il voyait dans l’embrasure de la porte. Son grand-père semblait étreint par une tristesse indicible. Des larmes roulaient sur son visage ; il ne cherchait pas à les retenir, et peut-être n’en était-il pas capable.
Embarrassé, Walter voulut rebrousser chemin, mais George ne lui en laissa pas le temps. Il savait, pour l’avoir vécu, que la douleur, comme la joie, ne devait pas être une honte.
— Viens, mon garçon. Ne crains rien. Il faut que nous parlions. Assieds-toi.
Walter se cala, le dos roide, contre le dossier de la chaise qui faisait face à son grand-père et posa ses mains sur ses genoux.
— Tu dois te demander pourquoi je suis triste, et c’est bien normal. Parfois, les adultes, eux aussi, éprouvent du chagrin lorsque certains souvenirs leur reviennent. La plupart des miens sont heureux, et même lumineux.
Il s’interrompit brièvement, avant de reprendre :
— Mais d’autres le sont beaucoup moins. J’ai aussi connu une période noire, peuplée d’ombres et de cauchemars. C’est cette histoire que j’aimerais te raconter aujourd’hui. Veux-tu l’entendre ?
Walter hésita, partagé entre son envie de se laisser embarquer dans une nouvelle aventure et la peur des monstres qui encombraient la mémoire de son grand-père.
Sa grande curiosité prit finalement l’ascendant sur ses craintes.
— Oui, raconte-moi, chuchota-t-il.
George écrasa discrètement, du bout de l’index, sa dernière larme.
— Bien. Alors, commençons par le début. Pour cela, il faut revenir de longues années en arrière. À l’été 1941. Ton père n’était pas né, et les États-Unis n’avaient pas encore basculé dans l’horreur de la guerre.
— Et toi, que faisais-tu ?
George ferma les yeux et se trouva instantanément transporté près d’un demi-siècle plus tôt. Avant que les ténèbres envahissent tout et fassent prendre à sa vie de jeune Américain un tour totalement inattendu.



1



Été 1941

Depuis deux ans déjà, l’Europe se débattait avec de nouveaux démons. Un combat acharné, sanglant, impitoyable, qui n’offrait qu’un triste spectacle et des perspectives fort peu réjouissantes. Les Lumières s’étaient éteintes pour de bon, laissant à la barbarie le rôle de timonier qui leur était d’ordinaire dévolu.
Animé par une haine féroce et un appétit de conquête insatiable, le nazisme écrasait tout sous sa botte brune. La vague fasciste ne cessait de croître. Partout ou presque, les oriflammes à croix gammée flottaient au vent, sinistres emblèmes d’un totalitarisme qui gagnait en puissance. Jamais le Vieux Continent n’avait aussi bien porté son nom : las, usé, il tentait de résister au béhémoth qui n’aspirait qu’à l’engloutir.
Les peuples confrontés à l’hydre apprenaient malgré eux l’art de la fuite et, pour les plus courageux, celui de la clandestinité. Pour les hommes, les femmes et parfois les enfants qui n’entendaient pas courber l’échine, la vie souterraine devenait la nouvelle norme. Éviter les « vert-de-gris », leur tendre des pièges, les harceler en toutes circonstances représentait le quotidien. Une existence rythmée par le sacrifice et le danger, omniprésent.
Dans l’est du continent, tout avait basculé aux premières lueurs du 22 juin, lorsque les séides d’Hitler, dotés d’un gigantesque arsenal, avaient pénétré en territoire soviétique, sans déclaration de guerre préalable. Staline avait appris la nouvelle par l’entremise du général Joukov, son chef d’état-major général. Incrédule, il avait tout d’abord cédé à un profond désarroi, avant de prendre conscience que l’âme même du pays qu’il dirigeait lui commandait de résister par tous les moyens.
L’appel au sursaut patriotique avait été entendu, et l’Armée rouge des ouvriers et des paysans s’était mise en mouvement pour tenter d’enrayer l’avancée d’un ennemi que d’aucuns disaient invincible. Le conflit, nul n’en doutait, s’annonçait féroce. Des deux titans, un seul resterait debout à la fin. Mais lequel ?
À plusieurs milliers de kilomètres de là, en Californie, une relative insouciance était de mise. Relative, car, même si les États-Unis se tenaient à quelque distance de la guerre, ils s’inquiétaient de l’expansionnisme sans frein du Japon dans le Pacifique.
En effet, l’empire du Soleil-Levant, dirigé par des hommes à la mentalité martiale, se faisait de plus en plus menaçant. Par mesure de précaution, et parce que Tokyo ne cessait d’émettre des signaux contradictoires, la flotte du Pacifique ainsi que la garnison des îles Hawaï avaient été mises en état d’alerte à la fin du mois de juillet 1941.
À peu près au même moment, à Los Angeles, un jeune homme de vingt-deux ans jouissait de la vie tant qu’il le pouvait encore. Grand, cheveux bruns, visage fin et physique élancé, George Halloway ne doutait pas des atouts dont il était pourvu.
Il en jouait dès qu’il en avait l’occasion – pas nécessairement avec finesse, d’ailleurs – auprès d’une gent féminine qui ne lui était pas insensible. Bien sûr, il était conscient que son statut de jeune pilote dans l’USAAF, les forces aériennes de l’armée des États-Unis, l’aiderait sûrement dans sa quête du grand amour. Le prestige de l’uniforme fonctionnait encore assez bien, pour peu que celui qui en usait sût s’y prendre. Ce qui n’était pas toujours son cas.
Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, il n’était qu’au printemps de son existence. Son désir bourgeonnait, mais il manquait de repères, de consistance, d’expérience. En réalité, il manquait de presque tout. Sauf d’un talent certain aux commandes d’un avion de chasse.
Là, il se sentait dans son élément. Vif, rapide et doué d’une remarquable intuition, il manœuvrait son F4F Wildcat avec une stupéfiante précision. À telle enseigne que ses instructeurs le surnommaient, non sans ironie, « l’aigle de Californie ».
À bord de son appareil, il entrait dans un univers qui n’appartenait qu’à lui, une sorte de bulle imperméable. Il lui arrivait régulièrement de frôler les limites, mais jamais de les dépasser.
Au sein de la March Air Reserve Base, sise dans le comté de Riverside et à laquelle il était rattaché, il bénéficiait d’une bonne cote de popularité, même si une certaine propension à la hâblerie et, occasionnellement, à la rébellion irritait ses supérieurs. Ces derniers, toutefois, ne lui en tenaient pas rigueur, car ils étaient convaincus qu’il rentrerait de lui-même dans le rang le jour où la situation l’exigerait.
En attendant, George aimait traîner, pendant son temps libre, avec ses acolytes, Howard Mackenzie et James Blake. Les deux hommes appartenaient à la même unité que lui, bien qu’ils fussent nettement moins virtuoses. Le premier avait rejoint l’USAAF presque par nécessité, ses ascendants ayant tous, à des degrés divers, servi dans l’armée ; le second y avait été incorporé par hasard, parce qu’il nourrissait une passion pour les avions, qu’il était plutôt doué en mécanique et qu’il possédait une vue exceptionnelle.
Au-delà du pilotage, ils partageaient le même goût pour la fête et le divertissement. Quand ils en avaient le loisir, ils fréquentaient les bars de Central Avenue, avec une prédilection marquée pour le Club Alabam, couru par tous les passionnés de jazz. Pas tant pour la musique et ses sonorités afro-américaines qu’au prétexte d’y faire de charmantes rencontres.
Cette vie de cocagne convenait à George. Au fond, il y trouvait son compte : des oreilles attentives (et des regards langoureux, parfois énamourés), du plaisir ainsi qu’un bon moyen de satisfaire son hubris. Son âme sœur, la mère de ses futurs enfants, il n’escomptait pas la trouver avant plusieurs années. Le temps, pensait-il, d’offrir à sa jeunesse de quoi étancher sa soif.
À la mi-août, tout changea. Alors que « quelque part en mer », au large de Terre-Neuve, le président des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt, et le Premier ministre du Royaume-Uni, Winston Churchill, signaient la Charte de l’Atlantique, George vit l’écume des jours se transformer en vague irrésistible.
Dans les vapeurs vespérales d’alcool et de fumée du club où ils avaient leurs habitudes, Howard et James remarquèrent qu’une jeune femme nippo-américaine, dans sa vingtaine, jetait des regards en direction de George. Des coups d’œil volés, subtils, curieux. Ses longs cheveux de jais coiffaient un visage à l’ovale parfait et au teint de pêche. Sous ses yeux bruns en amande, qui, par leur éclat, reflétaient intelligence et force de caractère, un nez fin et une bouche délicatement ourlée exhaussaient sa beauté. Howard écrasa sa cigarette dans un cendrier et taquina son camarade :
— Ne me dis pas que cette splendeur te laisse de marbre…
— Non, je ne te le dirai pas, car ce serait mentir. Et tu connais mon dégoût pour le mensonge, répliqua George, sans se départir d’un certain flegme.
— Vous croyez qu’elle est du genre à se laisser séduire facilement ? demanda James.
Les deux autres sourirent de concert, tant la question leur paraissait naïve et incongrue.
— Absolument pas !
Howard, très prosaïque, enchaîna :
— Très bien, alors comment comptes-tu l’aborder ? En te présentant comme un grand amateur de jazz ?
Il ne put se retenir de pouffer. George ne savait rien des noms qui faisaient les belles heures de la scène locale.
— Bien sûr que non ! Je crois que je vais plutôt miser sur ce que je connais : l’armée des États-Unis.
— Eh bien, si elle reste éveillée, c’est qu’elle a du mérite, plaisanta James.
— Ou que son propre père est militaire, ricana Howard.
George sourit. Cette jeune femme l’intriguait. Il se leva et s’approcha d’elle, en s’efforçant de paraître raisonnablement sûr de lui. Arrivé à sa table, il lança, guère inspiré :
— Belle soirée, n’est-ce pas ?
— Oui, si l’on considère qu’en ce moment, nous avons de la chance d’être américains.
George, ne s’attendant pas à une réplique aussi froide, changea de ton et se fit plus grave :
— Vous avez raison. Le monde traverse des heures sombres. Mais il en sortira peut-être plus fort. Il y a toujours eu…
Elle l’interrompit avec autorité :
— Des apogées et des déclins ?
— En effet.
De la main, elle l’invita respectueusement à s’asseoir, geste qu’il accueillit comme une première marque de confiance.
— Vous me paraissez bien optimiste, monsieur…
— Halloway. George Halloway.
— Où puisez-vous un tel enthousiasme, M. Halloway ?
Il réfléchit quelques secondes à sa réponse.
— Je suis un militaire, et un militaire a besoin d’avoir l’espoir chevillé au corps. Sinon, quel serait le sens de son engagement ?
Elle esquissa un sourire mutin.
— Vous avez de l’éloquence. Mais j’ai tout de même une interrogation : vous parlez d’engagement. Où se situe le vôtre ?
George fut, une fois de plus, désarçonné par sa question. La jeune femme le déconcertait par sa vivacité d’esprit et son aisance. Tout absorbé par elle, il ne prêtait plus attention à ses deux acolytes.
— Mon cœur et mon devoir sont tout à fait tournés vers la patrie, déclama-t-il.
Comme si elle avait anticipé une réaction de ce type, elle glissa, malicieuse :
— Est-ce à dire qu’il n’y a pas de place dans votre cœur ?
Il rougit d’embarras.
— Non, mais la femme qui la prendra devra apprendre à partager.
— Cela me paraît une proposition raisonnablement honnête, remarqua-t-elle, l’air absent. Enfin, pour celle qui serait intéressée.
Autour d’eux, les discussions allaient bon train, sur fond de musique apaisante. Ici, l’harmonie ne s’était pas encore dissipée, et la suavité des voix n’avait pas cédé le pas au douloureux fracas des armes. La Californie méritait son surnom d’« État doré » ; même si certains s’inquiétaient de son avenir, elle voguait au-dessus des miasmes, libre et indomptée.
La conversation entre George et la femme aux cheveux de jais se poursuivit pendant plusieurs heures. Elle l’interrogea sur la manière dont il percevait le conflit qui ravageait l’Europe et son issue ; sur les affres et les périls du pilotage aérien ; sur sa vision de la future place des États-Unis dans le concert des nations. Elle fourmillait de questionnements et, portée par un solide élan, peinait à contrôler son débit de parole.
Lui, de son côté, tenta, sans succès, de la percer à jour. La belle résistait avec la dernière énergie à tout assaut intrusif. Elle cultivait l’art du quant-à-soi presque aussi bien que celui du louvoiement. George apprit seulement qu’elle vivait avec son père dans le quartier de Little Tokyo et se destinait au métier de diplomate.
Vu l’aisance oratoire dont elle faisait preuve et sa capacité à éviter les terrains minés, il n’en fut pas étonné. Nul doute qu’avec un tel tempérament, elle parviendrait à ses fins. Même si cela devait impliquer qu’elle évoluât au sein d’un aréopage d’hommes dédaigneux se régalant de leurs bons mots et fumant cigare sur cigare.
— Au fait, je ne crois pas connaître votre nom…
— C’est normal, puisque je ne vous l’ai pas donné.
Elle ménagea son effet et, au bout de quelques secondes, susurra :
— Akemi Nishikori.
— Akemi, un prénom original et d’une grande beauté.
Elle plongea son regard intense dans le sien et dévoila un sourire radieux.
— Vous ne croyez pas si bien dire puisqu’en japonais, il signifie « beauté naissante ».
— Alors, il vous rend pleinement justice.
Ils restèrent là, face à face, immobiles et mutiques, jusqu’à ce que George prît l’initiative :
— Peut-être pourrions-nous nous revoir, si vous n’y voyez pas d’objection ?
— À ce stade, je n’en vois aucune.
Elle lui tendit une main blanche et veineuse, qu’il saisit avec délicatesse. Puis, sans autre forme de procès, elle prit congé. En cette nuit pâle et sans lune, George rentra chez lui, le cœur serré. Non pas d’accablement, mais d’allégresse parce que, pour la première fois de sa vie, il le sentait battre vraiment.

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