top of page
Couverture livre 3D

Demain la lune sera rouge

PROLOGUE

L’Union, État du Centre, 2095.

Le garçon entra dans le cabinet et s’avança timidement jusqu’au bureau de l’infirmière. Il resta là, debout, tête baissée, plusieurs secondes avant que la femme, plongée dans ses dossiers, ne prête attention à lui. Elle finit par relever son visage et l’examina.
— Tu es Aaron du groupe C14, c’est bien ça ?
— Oui, madame.
— Quel âge as-tu ?
— J’ai douze ans et quatre mois, madame.
La femme se leva de sa chaise et s’approcha du garçon. Elle lui souleva le menton et inspecta le blanc de ses yeux. Puis, d’un geste de la main, elle lui indiqua un fauteuil dans le fond de la pièce. Il s’éloigna d’un pas hésitant, s’installa et s’enfonça dans le dossier avant de se laisser distraire par le contenu d’un chariot placé à sa gauche. Un petit flacon en verre, une seringue, un antiseptique et quelques morceaux de coton se trouvaient à l’intérieur d’un panier. Juste à côté de celui-ci, un gobelet rempli d’un liquide rose clair éveilla sa curiosité.
La voix de l’infirmière le tira de son questionnement.
— Tu sais pourquoi tu es là, Aaron ?
— Oui, madame. Je suis là pour prendre un médicament qui me permettra de rester sage toute la vie.
Sans répondre, elle se présenta devant lui. Elle releva la manche de son tee-shirt jusqu’à son épaule frêle et la désinfecta. Puis, elle attrapa le flacon sous le regard désormais terrifié du garçon. Ses mains se crispèrent et agrippèrent les accoudoirs lorsqu’il vit la seringue se remplir lentement du fluide translucide.
L’aiguille s’enfonça dans sa peau fine et le visage du garçon se tordit sous la douleur. La substance se diffusa dans tout son corps, accompagnée d’une désagréable sensation de brûlure.
Un goût métallique envahit sa bouche.
Insoutenable.
Il plissa les paupières de toutes ses forces comme s’il désirait disparaître.
L’infirmière saisit le gobelet et le porta aux lèvres du garçon. Il avala la boisson d’une traite, ignorant ce qu’elle contenait. Il découvrit une saveur sucrée et fruitée qui le soulagea immédiatement et fit disparaître son inconfort.
Son bourreau, soudainement devenu son sauveur, lui accorda quelques instants de répit et retourna à son bureau. Elle compléta une fiche et la glissa dans l’un des dossiers dispersés devant elle.
Apaisé, le garçon descendit de son fauteuil et se mit à patienter sagement à côté.
— Si tu ressens des maux de tête ou que tu te sens mal, préviens l’une des Sœurs, c’est compris ? Et en partant, tu iras au vestiaire pour rendre tes affaires et récupérer un nouveau paquetage. Tu es maintenant affilié au groupe N03, celui des kas. Tu sais ce que ça veut dire ?
Il secoua la tête.
— Ça veut dire que le jour de tes treize ans, tu devras nous quitter pour aller dans un endroit où tu apprendras un travail manuel.
Le jeune Aaron se mit à sangloter et des larmes roulèrent sur ses joues émaciées. Sans aucune compassion, la femme lui demanda de quitter son cabinet. Elle ne comprenait pas pourquoi il pleurait. Pourquoi ils pleuraient.
Dans le Nouveau Monde, lorsque l’on naissait homme, il n’existait que trois destinées possibles : kas, toy ou compagnon. Et chacune de ces vies était dépouillée de tout espoir.
Pas de liberté.
Pas d’égalité.
Juste la souffrance, un fardeau nécessaire pour expier les péchés de leurs pères.
L’infirmière s’empara d’un feuillet posé sur le coin de la table et dessina une croix à côté du nom d’Aaron. Sur les lignes d’en dessous, les informations de cinq autres patients. Leur point commun : d’ici quelques mois, tous atteindraient l’âge de treize ans.
Elle sortit le dossier suivant, puis se leva et se dirigea vers le chariot pour le recharger avant l’arrivée du prochain garçon. 
1

Rosita déposa deux milkshakes sur le tableau de bord et s’installa sur le siège conducteur.
— Chocolat ou beurre de cacahuète ?
La question resta sans réponse. Sans se faire attendre, le bruit de deux claquements de doigts rompit le silence de l’habitacle. Puis, s’ensuivit la vibration d’une voix ferme :
— Hé ho, tu m’écoutes ?!
Tirée de sa rêvasserie, Gianni, gênée, se retourna vers sa coéquipière et croisa son regard perçant.
— Excuse-moi… Beurre de cacahuète, répondit-elle en attrapant le gobelet.
Le visage de Rosita affichait du mépris. Elle secoua la tête et laissa échapper un petit rire moqueur avant de marmonner :
— Hum… En même temps, pas étonnant qu’tu sois à l’ouest ! À force de traîner dans le Toyland tous les soirs… Belle image pour une future inspectrice !
« Inspectrice Giannina Whitton ». Ce titre résonna dans la tête de celle que tout le monde appelait Gianni. Mais cette fois-ci, la fierté qu’il symbolisait pour la jeune femme avait été remplacée par du dédain. Elle fixa Rosita sans pouvoir masquer sa contrariété.
— Et en quoi ça te regarde ?
— Moi j’dis ça pour toi, faudra pas venir te…
« Appel à toutes les unités présentes dans le secteur ouest. Un kas s’est échappé de la plantation « Merch ». C’est un gringalet d’environ un mètre quatre-vingt-dix. Une trentaine d’années. Salopette en jean bleu. On n’est pas sûres qu’il soit armé. Appréhendez-le. S’il résiste, vous avez l’autorisation de faire feu. »
— Il est pour nous ! lança Rosita en allumant le gyrophare.
La voiture s’engagea à toute allure sur la route 54, déserte, bordée par les champs de blé et de chanvre. Rapidement, les deux policières aperçurent une silhouette répondant à la description. L’homme courrait péniblement. Le véhicule le dépassa et se stoppa net, en biais à quelques mètres de lui. Épuisé, il s’arrêta sans chercher à fuir plus longtemps. Ses bras décharnés se levèrent au-dessus de sa tête.
Les deux femmes descendirent et pointèrent leur arme dans sa direction.
— Kas, veuillez décliner votre identité !
La sueur dégoulinait de son front et roulait sur son visage creusé. Ses traits étaient tirés. Sa peau, laminée par le soleil : la marque des hommes qui avaient toujours travaillé dans les champs. Sa respiration haletante entraînait un soulèvement irrégulier de sa cage thoracique. Il lui fallut plusieurs secondes pour réussir à sortir quelques mots.
— S’il vous plaît… Ne me ramenez pas là-bas… Tuez-moi, tuez-moi !
— Kas, je vous ai demandé de décliner votre identité, réitéra Gianni.
L’homme à la salopette sale, bien trop large pour sa stature longiligne s’agenouilla et balbutia :
— S’il vous plaît… Pas les Mines… Aidez-moi… Les Mines… Vous savez ce qu’ils nous…
— Kas, est-ce que vous êtes armé ?
Il se tut.
— Je répète : êtes-vous armé ?
Gianni jeta un coup d’œil à Rosita qui, aussitôt, avança de quelques pas en direction de l’individu.
— J’vais m’approcher et vous mettre en état d’arrestation alors pas de mouvements brusques, OK ? T’as pas intérêt à jouer au con ! s’écria-t-elle âprement.
La policière arriva au niveau du fuyard et lui attrapa les bras pour le menotter. Il se laissa faire. Elle le fouilla rapidement, puis l’aida à se relever. Le prisonnier qui parut soudainement géant à côté de Rosita, fixa Gianni et lui lança :
— Ça t’amuse, hein ? T’es qu’une sale pute ! De vraies salopes toi et ta copine ! On nous envoie aux Mines et vous, ça vous fait marrer !
Il se retourna et cracha sur Rosita. Sa réaction ne se fit pas attendre : elle lui assena un coup de matraque dans l’abdomen.
— Un homme restera toujours un homme ! Violent et enragé telle une bête sauvage ! fulmina-t-elle en essuyant de la main la salive visqueuse collée sur sa joue.
Le kas hurla et tomba à genou. Rosita leva à nouveau son arme pour lui porter un autre coup.
— Non ! Ça suffit ! cria Gianni.
L’homme pleurait et s’était remis à marmonner. Il n’opposa aucune résistance lorsque les deux femmes le mirent dans le véhicule pour l’emmener dans les locaux du Centre de surveillance et de sécurité, le CSS. Mais il continua d’implorer qu’on le tue pendant tout le trajet. Et à son arrivée, il n’avait toujours pas arrêté.

***

— Whitton, Hernandez !
Gianni mit son ordinateur en veille et suivit sa coéquipière dans le bureau de la commandante.
— Félicitations, vous avez encore mené une belle arrestation ! Whitton, vous êtes en bonne voie pour passer inspectrice. Continuez comme ça !
Elle se tourna vers Rosita :
— Hernandez, vous ne vous laissez pas faire, j’aime ça ! Ne changez rien !
La policière répondit par un large sourire. Puis, non sans fierté, elle rabattit en arrière sa longue tresse brune et épaisse qui lui tombait sur l’épaule.
— Laissez-nous, Hernandez. J’aimerais m’entretenir avec votre équipière.
Le sourire de Rosita s’effaça. Elle jeta un regard froid à Gianni et sortit.
La commandante s’assit sur le rebord de son bureau.
— Je vois que ce n’est toujours pas la grande entente entre vous. Je me trompe ?
Gianni haussa les épaules en guise de réponse.
— Enfin, ce n’est pas le sujet. Gianni, tes résultats sont excellents. Néanmoins, j’ai un petit souci. On m’a rapporté que tu passais beaucoup de temps dans le Toyland. Et tu le sais, quand les bruits courent, ils finissent toujours par remonter jusqu’à moi.
La policière baissa la tête, puis attrapa une mèche de ses cheveux frisés qu’elle tortilla un peu plus avant de la faire passer derrière son oreille. Elle ne s’attendait pas à ce que la commandante aborde le sujet. Pourtant, elle n’était pas étonnée. Elle savait que Rosita et d’autres filles de l’unité en parlaient dans son dos. Parfois, elles se taisaient lorsqu’elle arrivait, mais elle n’était pas dupe.
— Je…
— Tu n’as pas à te justifier, nous avons toutes des besoins, dit-elle en la fixant de ses yeux d’un noir profond. Essaie juste de te montrer un peu plus discrète le temps d’obtenir ta nomination. Je te connais et je connais tes capacités, mais je n’aimerais pas que les autres membres du jury pensent que tu as développé une addiction ! Cela nuirait à ta carrière. Et le fait que je sois ta mère n’arrange pas les choses. Je ne veux pas qu’on m’accuse de favoritisme si je dois te sauver la mise. Alors, tiens-toi à carreau, s’il te plaît, et fais honneur aux Whitton !
Gianni leva la tête vers la commandante Claire Whitton et croisa son regard affectueux. Elle admirait cette femme forte et déterminée. La jeune femme scruta son visage, comme elle avait toujours aimé le faire. Sa peau noire, brillante, souple ne présentait aucune ride malgré ses cinquante-cinq ans. Ses cheveux crépus coupés court, presque à ras, mettaient en lumière ses lèvres épaisses, son nez plat et ses yeux en amande.
Toutes les deux partageaient la même bouche et le même sourire. Pour le reste, la jeune femme avait hérité des caractéristiques des géniteurs présents dans l’échantillon AA1.7-358. Des yeux noisette, légèrement bridés. Un nez retroussé. Des cheveux frisés. Et un teint ambré qui lui aurait valu l’appellation de métisse à une époque désormais révolue. Aujourd’hui, cette dénomination n’existait plus. Par le passé, elle était systématiquement associée à la beauté, tout comme les teints plus clairs. Le Nouveau Monde s’était débarrassé de ces privilèges liés à la beauté ou à la couleur de peau. Les caractéristiques physiques étaient devenues artificielles. Désormais, seule l’identité comptait et les femmes étaient considérées pour qui elles étaient et non plus pour ce à quoi elles ressemblaient.
Gianni hocha la tête.
— Oui, madame.
Elle sortit du bureau. Sa mère avait raison sur un point : si ses visites au Toyland continuaient de s’ébruiter, elle pourrait faire une croix sur son avancement. Elle risquait également d’entacher la carrière de la commandante. Mais ce que cette dernière ignorait, c’était qu’il était déjà trop tard : cette addiction lui collait à la peau. 

bottom of page