Année 2073, quelque part dans l’ancienne France.
Discuter pour bander les plaies, tel est l’objectif qu’ils veulent donner aux mots. Pour moi, ce ne sont que des lettres mises bout à bout, rien de plus, rien de moins. Je déteste ces séances. Deux par semaine, c’est le minimum obligatoire dans le centre.
— Bienvenue à la Discussion, déclare Simon, le chargé du groupe, probablement psychologue à ses heures perdues parce qu’il a lu les deux seuls livres encore intacts sur la question. Si nous nous retrouvons ici, c’est parce qu’il est important de faire face à notre réalité. De faire face à ce que nous avons fait dans le passé pour mieux appréhender notre présent et notre futur. Il ne faut pas en avoir honte. La survie a légitimé nos gestes et nous les pardonne aujourd’hui.
Je suis fatigué de toutes ces conneries de repentance.
Pourquoi aurait-on besoin de se justifier ? Justifient-ils le fait d’avoir abandonné l’humanité tout entière, eux ?
— Pour commencer, reprend-il, je voudrais que chacun notre tour, nous ayons le courage d’être honnêtes, envers les autres et envers nous-mêmes. Il ne peut pas y avoir de tabous dans la Nouvelle Société. Il ne peut pas y avoir de honte, de culpabilité, de regret, de haine.
Tout le monde acquiesce alors que je songe à quel point ses mots à lui n’ont aucun sens. Qu’en sait-il, au juste, de ce que ressentent les gens ?
— Combien d’infectés avez-vous connus dans votre vie ? demande Simon en faisant tourner son crayon entre ses doigts.
Un silence pesant suit sa question. Les personnes qui m’entourent ont l’air mal à l’aise avec la réponse. Moi, je la cherche tout simplement. Six années à survivre parmi les infectés. Je suis incapable de donner un chiffre précis.
— Jolene, tu veux bien débuter ?
— Une dizaine, répond une jeune fille de la classe. Je ne suis
plus très sûre.
— Je n’en ai connu aucun, enchaîne mon colocataire de chambre, assis à côté d’elle.
Je suis à peine étonné.
Je sais qu’il a vécu dans une des communautés les mieux protégées du territoire. Il y est né et y est resté. Pour lui, ce centre de réhabilitation à la vie humaine, c’est un véritable club de vacances. Je ne sais même pas ce qu’il fait ici. Peut-être pour les cours d’apprentissage à l’humanité ou pour la cantine gratuite.
Simon continue de faire le tour du cercle, les chiffres défilent, certains sont confus, d’autres mentent, cela se voit dans leurs yeux. Quand vient mon tour, je réponds que je n’en ai aucune idée.
— Approximativement, insiste Simon.
— Des centaines, probablement.
Mon colocataire fronce les sourcils, un air choqué sur le visage. Il pivote vers la personne à sa gauche et répète le chiffre comme pour s’assurer qu’il a bien compris. Son interlocuteur acquiesce et le même froncement de sourcils se dessine sur son front. Je les ignore et me concentre sur le chargé du groupe.
— Tu ne vivais pas dans une communauté ? relève Simon.
— Perspicace, ironisé-je.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Je l’ai quittée à l’âge de quatorze ans.
— Intentionnellement ?
— Ça a une importance ?
— Ça en a une.
Les isolés, c’est ainsi qu’ils appellent les personnes qui ont survécu seules, en pleine nature, pendant la Contamination. On est les plus craints de la Nouvelle Société parce que jugés instables émotionnellement : solitaires, égoïstes, inaptes à une vie en collectivité, entre autres. Nous endossons le mauvais CV de cette humanité qu’ils cherchent à reconstruire.
— Tu dois y mettre du tien durant ces séances de Discussions. C’est du sérieux, prévient Simon.
— Ce que j’ai fait pour survivre durant six ans était du sérieux. Ici, ce n’est que du bavardage.
— C’est important de savoir mettre des mots sur ton passé.
Je connais ce regard. La médecin qui m’a ausculté avant que je n’entre dans ce centre de réhabilitation avait le même. Un regard qui en dit long sur ce qu’elle pense du monde. S’il a été nettoyé des infectés, il n’en est pas sauvé pour autant. Quand ils regardent
les isolés, on voit dans leurs yeux que le combat n’est pas fini.
Loin de là.