Chapitre 1
« Ne fais pas ton Été,
Automne »
— Printemps ! Arrêtez d’observer les lucioles et reconcentrez-vous.
Clac ! Boum ! Splash !
— Pluie de paillettes sur la salle des potions, s’écrie Émilie en ramassant la fiole qui vient de se briser sur le sol.
— Monsieur ! Printemps a encore fait tomber de la poudre de fée, crie Ivanhoé, toujours prêt à dénoncer ses camarades.
— Désolé, désolé, désolé !
Printemps sent ses mains trembler et s’excuse encore et encore. À côté de lui, Azriel le rassure en murmurant des paroles réconfortantes pendant qu’Émilie récupère tous les morceaux de verre éparpillés. La poudre s’est répandue entre les lattes du parquet et elle imagine déjà le visage furibond de la femme de ménage lorsqu’elle devra nettoyer.
Lulu déteste les paillettes. Elles se glissent partout, échappent à l’aspirateur et à la serpillière, et peuvent rester collées jusqu’à la fin de l’année.
— Si vous passiez moins de temps à papillonner et à observer la forêt par les baies vitrées, vous seriez plus concentré.
Monsieur Poivre, dont les cheveux poivre et sel s’accordent parfaitement à son nom de famille, bouillonne de colère. Il tend vers Printemps ses doigts rabougris, tout fripés. Il doit avoir une cinquantaine d’années, enseigne au collège depuis le début de sa carrière et passe son temps à sermonner ses élèves. À croire qu’il est devenu prof juste pour ça. Ce qu’il aime le moins, ce sont les élèves qui ont une très mauvaise mémoire, comme Printemps. Mais ce n’est pas la faute de Printemps si les noms des ingrédients sont si durs à mémoriser.
— Mademoiselle Verdebois, pourquoi ramassez-vous ces paillettes à la pelle ?
Émilie stoppe son mouvement, relève la tête et hausse les sourcils. Monsieur Poivre tend son doigt vers la table, sur laquelle la jeune collégienne a abandonné sa baguette magique.
— On ne vous apprend rien en cours de sortilège ?
— Oh, mais oui !
Elle attrape sa baguette et tente de se rappeler le sort de nettoyage.
C’est quoi déjà ? Oquetiwa ? Abracadabra ? Flagawalpa ?
Pendant qu’Émilie fouille dans ses souvenirs, quelqu’un frappe à la porte. Monsieur Poivre crie « entrez ». Une jeune fille à la peau noire et aux cheveux crépus pénètre dans la salle. À peine à l’intérieur, elle jette un regard sévère sur le bazar qui règne dans la pièce.
— Flipop, lance-t-elle en pointant sa propre baguette vers le sol.
Aussitôt, les paillettes s’élèvent dans les airs, les morceaux de verre se ressoudent et la salle retrouve son aspect habituel. Printemps souffle de soulagement, mais aussi d’agacement pendant que sa sœur glisse sa baguette dans sa poche arrière. Évidemment, il fallait qu’Automne se ramène pour faire une démonstration de magie. Elle va encore prouver qu’elle est meilleure élève que lui.
Émilie repose sa pelle et se rassoit tandis que Monsieur Poivre congratule l’élève.
— Merci pour votre intervention, Automne. Ne devriez-vous pas être en Histoire ?
Printemps relève la tête. C’est vrai ça. Qu’est-ce qu’Automne fait ici ?
— Si, mais Mme Épique est absente. J’étais venue chercher l’abécédaire des potions pour pouvoir réviser le contrôle de demain.
— Ils n’ont plus d’exemplaire au CDI ? s’étonne l’enseignant.
— Madame Book a prêté le dernier hier.
Monsieur Poivre soupire et désigne le placard du fond d’un geste du poignet. Automne s’empresse d’aller récupérer le manuel.
— Quelle élève brillante vous faites ! commente-t-il alors qu’elle feuillette l’ouvrage. Toujours prête à réviser et rendre service. Vous me rappelez votre frère aîné.
— Merci.
Printemps sent déjà arriver la suite et se crispe.
— Votre jumeau pourrait prendre exemple.
Et voilà, il le savait. Le jeune collégien se renfrogne. Depuis l’école maternelle, on ne cesse de lui répéter que ses frères et sœurs sont meilleurs que lui. D’habitude, ce sont Hiver et Été, son frère et sa sœur aînés, que l’on cite en exemple. Mais depuis qu’Automne a gagné le concours des jeunes talents l’an dernier, on ne cesse de l’encenser. Et lui, comme toujours, reste bon dernier.
La sonnerie retentit.
— N’oubliez pas de ranger le matériel avant de partir.
Monsieur Poivre demande aussi aux élèves de la 4eB de remettre en place les potions dans la grande armoire, au fond de la salle. Une étagère est réservée aux fioles vides, une autre à celles qu’ils ont remplies aujourd’hui et le reste du placard sert pour conserver les ingrédients. Printemps réunit dans un petit panier les écorces, les herbes, les pierres précieuses et les épices qu’il a utilisées, puis les dépose dans le placard. Le professeur a jeté un sort d’extension pour que le meuble puisse conserver des objets à l’infini. C’est un sort sacrément pratique, mais il faut être en troisième pour le maîtriser.
— C’est toi qui as fait tomber les paillettes ?
Printemps se fige. Sa sœur se tient derrière lui et fronce les sourcils. Émilie vient aussitôt à sa rescousse. Son amie explique qu’il observait le ciel quand la fiole a explosé sur le sol. Ce n’est pas sa faute. Monsieur Poivre l’a fait sursauter.
— C’est à cause de ma dyspraxie, se justifie le jeune garçon. Tu sais bien que je suis maladroit.
— Ce n’est pas une raison. Si tu étais resté concentré tu aurais…
— Ne fais pas ton Été, Automne !
Quand elle commence comme ça, elle ressemble à leur aînée. Même attitude sermonneuse. Sa sœur tape du pied sur le sol pour manifester son agacement. Printemps et Automne sont jumeaux, mais ne se ressemblent pas. Ça arrive souvent chez les hybrides. Automne à la peau noire, des cheveux foncés et des yeux très sombres. Printemps à la peau blanche, des yeux transparents et les cheveux multicolores. La première est une sorcière, le second une fée.
Enfant, Automne et lui étaient inséparables. Lorsqu’ils rentraient de l’école élémentaire, ils prenaient leur goûter, puis partaient chasser les lucioles et les coccinelles dans la forêt (quand ils n’embêtaient pas les farfadets) ! Mais depuis qu’elle est entrée en sixième, Automne a changé. Maintenant, elle fait la grande et ne veut plus jouer. Elle passe son temps au CDI à apprendre de nouveaux sorts et à réviser. Grâce à ça, elle a même réussi à sauter la classe de quatrième. Depuis, elle nargue son frère en lui répétant tout le temps qu’elle est en avance sur lui.
Printemps en a marre de son attitude. Il avait déjà sa sœur aînée, Été, pour lui rappeler qu’il n’était pas doué pour la magie. Ce n’était pas nécessaire que sa complice de toujours s’y mette aussi. Il range ses affaires dans son sac en bandoulière quand Émilie demande :
— On rentre ensemble ?
Printemps secoue la tête de droite à gauche. Il a promis de rentrer avec Capucin, son meilleur ami. Émilie est très gentille, mais il lui manque un attribut essentiel pour pouvoir les suivre. Et non : cela n’a rien à voir avec son genre.
— N’oubliez pas de réviser pour le contrôle de demain, les prévient Monsieur Poivre. Et notez-le dans votre agenda, car il est hors de question que je l’indique sur MagicNote.
Les élèves râlent et sortent leurs carnets. À quoi cela sert-il d’avoir un cahier de textes en ligne si les professeurs ne le remplissent pas ? Printemps sort son agenda et écrit rapidement ce qu’il doit apprendre pour demain avant de quitter la salle des potions. Aussitôt, les 4eB se retrouvent dans le hall où ils croisent des élèves de sixième et de cinquième qui se pressent déjà devant la porte A101. Ils sont obligés d’attendre seize heures quarante-cinq pour être sûrs que les Élèves Non Magiques (aussi surnommés E.N.M) ne tombent pas sur eux. Du coup, un brouhaha énorme résonne dans le petit hall où les élèves s’agglutinent.
— C’est quand même nul qu’on doive vivre caché, commente Printemps.
Quand il était petit, Printemps ne comprenait pas pourquoi lui et sa famille devaient se cacher ni pourquoi les élèves magiciens n’avaient pas le droit d’utiliser leurs pouvoirs en présence des autres enfants. Ses parents avaient dû lui expliquer que c’était pour se protéger. Jusqu’au Moyen-Âge, ils se côtoyaient tous, mais c’était ensuite devenu trop dangereux. À l’époque, les humains étaient même allés jusqu’à les brûler sur des bûchers parce qu’ils en avaient peur. Il paraît même que certains avaient mangé des créatures magiques. Berk !
— C’est pour nous protéger, rappelle Émilie.
— Ouais, mais quand même.
Printemps aurait bien aimé pouvoir vivre au grand jour et que les humains, sans pouvoir magique, les acceptent sans faire d’histoire, ou avoir peur. Il est certain qu’avec un peu d’effort, ils auraient même pu s’entendre. Malheureusement, après la Révolution française, les révolutionnaires ont rédigé une Déclaration des Droits des Magiciens et des Magiciennes dans laquelle ils ont choisi de demeurer cachés aux yeux des autres. C’était soi-disant pour leur bien et pour les préserver de la magicophobie humaine. Monsieur Nicolas de Condorcet (un vampire) avait œuvré avec l’aide d’Olympe de Gouge (une brillante sorcière) pour donner des droits aux magiciens. Un ministère de la magie avait même été créé, et plus tard, l’Éducation Magicale (comme l’Éducation nationale, mais pour les êtres magiques). C’était comme ça que les élèves avaient pu étudier dans les collèges, au milieu des humains normaux.
— C’est peut-être pour nous protéger, mais ça reste injuste ! bougonne Printemps. Tous les autres élèves sortent plus tôt.
— Tu n’auras qu’à devenir député plus tard, réplique sa sœur. Tu pourras changer la loi.
Printemps marmonne encore, pas très content d’être encore une fois moqué par sa sœur.
— Arrête de bouder, le sermonne Automne.
Printemps souffle encore. La vie est trop injuste et Automne n’est qu’une rabat-joie. Au collège, les élèves avec des pouvoirs sont tous regroupés dans la salle A101. Les professeurs ont jeté des sorts d’agrandissement et d’invisibilité pour pouvoir tous les accueillir. Une fois qu’on a passé la porte et atterri dans le hall, des couloirs donnent accès aux salles de cours, ainsi qu’à l’espace de récréation et de réfectoire.
— Je ne boude pas, marmonne Printemps, juste pour avoir le dernier mot.
À ce moment-là, Madame Book arrive enfin pour leur ouvrir la porte de la salle A101. Il est tout juste seize heures quarante-cinq et les non-magiciens ont enfin quitté le collège. Il était temps. Printemps s’impatientait.
Madame Book regarde les élèves sortir en leur souhaitant une bonne soirée. En passant près d’elle, Automne ne peut pas s’empêcher de glisser un « À demain, Madame Book », de sa voix de bonne élève. Printemps lève les yeux au plafond. Sa sœur tient dans sa main l’abécédaire des potions qu’elle a emprunté, elle le serre contre son cœur comme s’il s’agissait d’une pierre précieuse. Dans la cour, les élèves non magiques sont déjà partis, sauf quelques retardataires. Printemps et ses camarades se pressent vers la porte et montrent leurs carnets de correspondance. Le temps que les surveillants les examinent, il est déjà dix-sept heures. Enfin, ils arrivent à sortir et retrouvent la liberté.
Sur le parking, Émilie passe sa main dans ses cheveux roux, courts et bouclés. Elle range son carnet dans son sac, juste au moment où Capucin arrive en courant.
— Attendez-moi.
Printemps se tourne vers lui. Son meilleur ami est tout essoufflé.
— T’en as mis du temps ! lui dit-il.
— Je finissais à seize heures, répond Printemps. Tu es sorti à quinze heures ?
— Oui, j’en ai profité pour ramasser des glands en t’attendant. On fait toujours une bataille, ce soir ?
Un sourire malicieux étire les lèvres de Capucin. Printemps répond de la même façon. Les deux amis sont toujours prêts à s’amuser. Ou plutôt : à faire des bêtises.
— Tu n’as pas un contrôle à réviser ? lui rappelle Automne d’un air sévère.
Oh non ! Elle ne va pas recommencer.
— Je le ferai plus tard, répond Printemps.
Il a bien le droit de s’amuser, il est resté assis toute la journée. Sa sœur est une vraie rabat-joie quand elle s’y met. Printemps et Capucin envoient des baisers aux deux filles et s’enfuient vers la forêt. Ils ont hâte que celle-ci les protège de ses grandes feuilles pour pouvoir s’envoler.
Ah oui, on a oublié de vous prévenir, mais comme Printemps et Capucin sont des fées, ils peuvent voler.
Aussi, une fois qu’ils sont certains d’être à l’abri des regards, les deux garçons retirent leur manteau et leurs hauts – il fait chaud aujourd’hui ! – rangent leurs gilets dans leurs sacs et enfilent leurs t-shirts percés d’un trou dans le dos. Enfin, ils laissent leurs ailes se déployer. Celles de Printemps sont blanches et tachetées de violet, de parme et de vert clair. Celles de Capucin sont orange et jaune. À eux deux, leurs paires d’ailes forment un arc-en-ciel coloré.
Une brise légère soulève leurs cheveux. Printemps tend les bras vers le ciel, bat fort des ailes et s’envole vers la forêt. L’air frais balaie son visage et il éclate de rire, aussitôt suivi par son meilleur ami. Le mois d’avril vient d’arriver. C’est le printemps, sa saison préférée. Parce qu’elle porte son nom et qu’elle chasse le mauvais temps. Parce que la pluie et le froid sont loin derrière lui. Parce que les libellules sont partout, les coccinelles et les abeilles aussi. Et parce qu’il aime voir la nature reprendre ses droits et renaître. Le printemps, c’est la saison du renouveau.
Les deux fées s’élèvent vers le ciel et profitent de leur liberté. Qu’est-ce que ça fait du bien de voler. Qu’est-ce que Printemps aime ça ! À ce moment-là, son contrôle à réviser et ses préoccupations scolaires sont bien loin dans son esprit.
Chapitre 2
Glands sur trolls
— Tu crois qu’ils nous voient ? demande Capucin.
— Impossible, nous sommes trop haut. Et tout le monde sait que les trolls sont bêtes.
— Ouais, mais quand même. Ils doivent bien se douter de quelque chose, tu ne crois pas ?
Printemps hausse les épaules et attrape une nouvelle poignée de glands. Capucin en avait déjà ramassé quelques-uns, mais ils en ont récupéré d’autres tout à l’heure, avant de venir se réfugier dans les branches d’un arbre, au cœur de la forêt communale. Les deux fées sont allongées et s’amusent à bombarder un groupe de trolls qui peste en se grattant la tête. Ils se demandent sans doute pourquoi des glands n’arrêtent pas de pleuvoir du ciel.
— Tu les entends ? demande Capucin.
— Ouais, mais je ne comprends rien. Ils parlent troll.
Il plonge encore ses mains dans le sac de Capucin, mais celui-ci est vide. Quelle tristesse ! Les garçons ont vidé l’intégralité de leur réserve. Ils n’ont plus de munitions.
— Pourquoi les trolls ne sont pas scolarisés ? interroge son meilleur ami.
— Ce sont des animaux, pas des êtres magiques. Ils ne sont pas assez malins pour comprendre les lois.
— Ni pour savoir qui leur lance des glands.
C’est alors que l’arbre se met à trembler.
Aussitôt, Capucin et Printemps s’agrippent aux branches alors qu’une trolette secoue le tronc d’un air mécontent. Elle doit être jeune, puisqu’elle porte des couettes sur ses trois poils de tête. Est-ce qu’elle les a entendus ? Est-ce qu’elle a compris ce qu’ils ont dit ? Est-ce qu’elle les a vus lancer des glands ? Finalement, les trolls sont peut-être plus intelligents que ce que le ministère leur fait croire. Les deux amis s’envolent pour éviter d’être repérés et de déclencher une guerre entre le clan des fées et celui des trolls.
Avant d’atterrir, ils se miniaturisent et deviennent aussi petits qu’un poing fermé pour pouvoir se glisser dans les fougères. Tous les habitants du village ont cette capacité afin de se protéger des regards indiscrets.
— On l’a échappé belle ! lance Capucin.
Les deux fées secouent leurs ailes avant de les replier dans leur dos. Ils échangent un grand sourire en se tapant les mains, puis repartent à pied. Après quelques minutes de marche, ils se séparent en arrivant devant la maison de la famille Saison. Capucin habite un peu plus loin dans la forêt, près du village des fées, tandis que les parents de Printemps ont choisi de rester à l’orée.
— Révise bien, lance Capucin avant de partir.
Pff ! C’est vrai qu’il y a toujours ce contrôle à réviser.
— Tu oublies que j’ai une mémoire de poisson rouge, soupire Printemps. Ça ne sert à rien que j’apprenne. J’oublie tout ensuite.
Contrairement à sa sœur qui retient toujours tout, sa mémoire lui joue souvent des tours.
— Tu as contrôle de potion toi aussi ?
Capucin hoche la tête. Il est en 4eA, pas en 4eB, mais Monsieur Poivre n’est pas réputé pour son originalité. Tous ses contrôles se ressemblent et les élèves s’échangent les questions à la sortie, comme un relais. Les garçons se séparent et se disent à demain. Capucin part à droite, Printemps à gauche.
La maison de Printemps se trouve tout au fond d’une clairière de fougères, éclairée par un puits de lumière. Monsieur et Madame Saison l’ont construite il y a des années, lorsqu’ils se sont installés en région parisienne. Avant, ils vivaient dans le Sud-Ouest, près de Toulouse, puis leur père a obtenu une promotion et a été nommé Chef Magicien Forestier Principal. Lui aussi est une fée et il travaille pour l’Office National des Forêts, où il est chargé de préserver l’harmonie entre toutes les créatures qui vivent dans les forêts de l’Essonne. Quant à sa mère, une sorcière, elle est naturopathe et passe son temps à ramasser des fleurs et des plantes qu’elle fait sécher, afin d’en faire des décoctions pour soigner les malades. Quand un être magique se sent mal, c’est toujours chez elle qu’il vient s’approvisionner, car ses potions sont capables de guérir tous les maux. Les Saison sont une famille d’hybrides. Mme Saison est une sorcière et son mari est une fée. Et Printemps est le seul des enfants à avoir hérité des ailes, ce qui le rend très fier.
Le jeune garçon pousse la porte de la petite maison. Elle est faite à base de bois, de lianes, de fleurs et de pierres ramassées dans la forêt. Lorsqu’ils sont arrivés ici, la communauté entière est venue les aider à façonner leur demeure. C’est toujours comme ça que l’on accueille un nouveau venu. Ils vivent là depuis dix ans maintenant et s’y sentent très bien.
En entrant, Printemps trouve Automne allongée sur le canapé. Sa sœur lit l’abécédaire des potions comme s’il s’agissait d’un livre religieux. Il cherche ses parents du regard, sans succès.
— Papa a une réunion, il rentrera tard, annonce sa sœur en suivant son regard. Et Maman est au grenier, elle prépare de la teinture mère.
— Il y a du gâteau aux pommes sur la table, et de la tisane.
C’est Été qui a parlé en dernier.
Printemps ne l’a pas vue quand il est rentré. Son aînée est assise sur un fauteuil, près de la cheminée, son ordinateur portable sur les jambes. Ses cheveux blonds, colorés d’un beau bleu océan, sont attachés en chignon sur son front et seules deux petites mèches tombent sur ses yeux dorés comme le sable. Elle le regarde d’un air sévère. Été suit des études de droit de la magie à Paris. Son rêve, c’est de devenir avocate pour défendre les créatures magiques qui n’ont pas « l’intelligence de pouvoir le faire » et doivent être représentées par une tierce personne. Elle a toujours eu une sensibilité exacerbée. Elle aime défendre les minorités et les opprimés. Printemps l’a toujours secrètement soupçonné de vouloir défendre les trolls.
Le garçon attrape une part de gâteau et jette un morceau dans sa bouche. Les pommes fondent sous sa langue. Il sent tout de suite le goût de la farine de châtaigne et du sucre roux que sa mère a ajouté. Elle fait toujours des pâtisseries délicieuses.
— Où est Hiver ? interroge-t-il en le cherchant du regard.
— Avec Papa, répond Automne. Tu sais bien qu’il fait son stage de fin d’études avec lui.
— J’avais oublié.
D’habitude, son frère aîné est à la maison à cette heure-ci. Il ne rentre jamais tard, car il a escrime à dix-neuf heures et doit repasser se changer. Mais, encore une fois, la mémoire de Printemps lui joue des tours. Il avait totalement oublié cette histoire de stage.
— Tu étais où au fait ? demande Été. Tu rentres bien tard.
— J’ai été m’amuser avec Capucin.
— Ne me dis pas que vous avez encore embêté les trolls ?
Les joues de Printemps rosissent. Voilà qu’elle recommence à se prendre pour sa mère et lui faire des sermons. Entre Été et Automne, le garçon est servi. Il ne manque plus qu’Hiver pour compléter le trio infernal. Printemps préfère ne pas répondre à cette attaque gratuite et s’enfuit terminer son goûter dans sa chambre.
Celle-ci se compose d’un lit double à étage, de deux petits bureaux en bois et d’une grande armoire. Printemps laisse tomber son sac sur son tapis de feuilles et sort son cahier de potion dans lequel il a gribouillé sa leçon. Après un regard sur sa pièce mal rangée, il tente de trouver une place et opte finalement pour la chaise d’Automne. La sienne a presque entièrement disparu sous une montagne de vêtements. Sa mère passe son temps à lui demander de ranger sa chambre, car Automne se plaint de son « bordel ». Mais pourquoi rangerait-il alors que sa sœur adore le faire pour lui ? Il a bien tenté de faire le ménage une ou deux fois, mais c’est toujours pareil : Automne pique une crise parce que tout n’est pas rangé comme elle le souhaiterait.
— Allez ! C’est parti.
Printemps ouvre son cahier et cherche le chapitre qu’il doit réviser. Cela fait bien deux semaines que Monsieur Poivre les bassine avec les potions de protection. En principe, elles s’accompagnent toujours d’un rituel. Il vaut mieux avoir plusieurs fioles sur soi si l’on rencontre un esprit ou un être malveillant, plutôt que de devoir dire « Stop, ne bouge pas, je vais faire bouillir les ingrédients et je reviens ». La plupart des magiciens utilisent les potions pour se soigner, pour protéger leurs maisons ou pour chasser les mauvais esprits. Seuls ceux qui font carrière dans la police et dans l’armée s’en servent pour combattre. Printemps n’a pas l’intention de devenir une fée policière et se serait bien passé d’apprendre toutes ces listes d’ingrédients qui ne lui serviront jamais.
Il se force tout de même à tenter de mémoriser la composition de la potion protectrice contre les esprits, ne serait-ce que pour avoir une bonne note au contrôle. Malheureusement, il sait d’avance qu’il aura tout oublié à son réveil. C’est quand même triste d’avoir une si mauvaise mémoire. Il a beau la travailler, réciter ses leçons à haute voix, les chanter, les écrire, les fixer pendant des heures entières ou les écouter sur son petit enregistreur, ça ne rentre pas. Ou plutôt, ça rentre par une oreille, et ça ressort automatiquement par l’autre. Une vraie malédiction !
— Incorporez une gousse d’ail dans un volume d’eau chauffée dans un chaudron, lit-il. Ensuite, écrasez du basilic à l’aide d’un mortier et…
— Tu devrais prendre du ginkgo.
— Du quoi ?
Il sursaute et laisse tomber son cahier sur le sol. Sa mère se tient dans l’embrasure de la porte, un sourire aux lèvres. Sa peau est de la même couleur qu’Automne, mais ses yeux sont aussi clairs que ceux de Printemps. Chaque enfant a hérité d’un de ses traits. Elle pousse la porte, jette un regard sévère en direction de son bureau, puis s’avance pour lui embrasser le front.
— Les feuilles aident à stimuler la mémoire. Je vais t’en préparer une tisane.
Le garçon soupire et pose son cahier sur le bureau d’Automne pendant que sa mère s’assoit sur le lit du bas.
— Ta sœur m’a raconté ce qu’il s’est passé en potions. Tu veux en parler ?
Printemps secoue la tête. Pour quoi faire ?
— Monsieur Poivre ne m’aime pas.
— Il n’est pas là pour t’aimer, mais pour enseigner.
Mouais ! Il n’empêche que c’est toujours plus facile d’apprendre auprès d’un enseignant qui fait au moins semblant d’apprécier ses élèves. Printemps retient mieux quand on lui sourit et qu’on ne le gronde pas.
— Et puis, je suis sûre que ce n’est pas vrai, poursuit sa mère.
Ça reste à prouver.
— Il passe son temps à me faire des commentaires, explique Printemps. Il me compare sans cesse à Été et Hiver. Et maintenant, c’est Automne qui me fait de l’ombre. Il dit que je papillonne.
— Et ce n’est pas vrai ?
— Si, mais c’est parce que je n’aime pas être enfermé dans une pièce toute la journée.
Sa mère sourit d’un air mélancolique.
— Je comprends, j’étais pareil que toi à ton âge. Je ne tenais pas en place.
— Ah oui ?
Il a du mal à imaginer sa mère en élève turbulente. Du coup, il se demande si elle ne dit pas ça uniquement pour lui faire plaisir. Sa mère lui explique qu’elle a dû attendre la fin du collège avant de pouvoir intégrer un lycée professionnel, où elle s’est enfin épanouie, parce qu’elle pouvait exercer une activité manuelle. Là-bas, elle a suivi des cours de botanique et d’horticulture qui lui ont permis de devenir naturopathe.
— Tu as de la chance, commente Printemps. Tu savais déjà ce que tu voulais faire au collège, alors que je n’en ai aucune idée. Je n’ai aucun talent à part celui de lancer des glands.
Il pose sa main devant sa bouche alors que sa mère fronce les sourcils.
Oups.
Elle va sans doute comprendre qu’il est encore allé embêter les trolls avec Capucin. Ses ailes se soulèvent et se mettent à frétiller. C’est toujours comme ça quand il sait qu’il a fait une bêtise. Un peu comme Pinocchio avec son nez qui grandit quand il ment. Sa mère ne dit rien, mais il sent son regard peser sur lui.
— Désolé, s’excuse-t-il.
Elle continue de le regarder d’un air sévère. C’est trop injuste.
— Tu iras demander pardon ?
— Aux trolls ? Ils comprennent pas !
Sa mère soupire. Elle finit par se lever en passant une main affectueuse dans ses cheveux qu’elle ébouriffe. Printemps maugrée.
— Je vais te préparer ta tisane, insiste-t-elle. Récite plusieurs fois les ingrédients dans ta tête en attendant.
— Oui, promis.
Elle s’apprête à partir, mais se retourne vers lui.
— Tu trouveras ta voie toi aussi, ne t’en fais pas.
Printemps hoche la tête, peu convaincu. Les parents aiment bien faire de grandes phrases et de grands discours. On dirait toujours qu’ils en savent plus que les enfants sur l’avenir. Printemps les soupçonne de faire semblant pour les rassurer. Il passe encore une bonne heure à tenter d’apprendre la liste des ingrédients et boit deux grandes tasses de tisane de ginkgo qui n’ont pas d’autres effets que celui de le forcer à aller aux toilettes plusieurs fois pour se soulager.
Il est dix-neuf heures lorsque la porte claque dans l’entrée et que son père annonce qu’il est de retour. Il passe rapidement sa tête dans sa chambre pour lui souhaiter bonsoir, puis rejoint sa femme dans la cuisine pour l’aider à préparer le repas. En attendant, Automne rejoint son frère.
— Pschitt ! Du balai !
Elle le chasse de sa chaise et lui demande de ranger ses affaires qui traînent un peu partout. Printemps s’y affaire, bon gré mal gré. Toutefois, au bout de quelques minutes, comme à l’accoutumée, Automne râle et déclare qu’elle va le faire elle-même. Sa sœur pense qu’il est incapable de tout classer et ordonner comme elle le souhaite. Ça l’arrange bien et il en profite pour déployer ses ailes et s’envoler vers le lit du haut, d’où il la regarde s’activer. Automne est très méticuleuse. Elle trie, range et classe comme si sa vie en dépendait. Ensuite, elle s’assoit sur sa chaise et se met à lire pendant qu’il soupire. Elle ne s’arrête donc jamais ?
Vers vingt heures, leurs parents les appellent pour le dîner. Les jumeaux quittent leur chambre pour rejoindre la cuisine, où ils s’assoient autour de l’immense table en bois qui réunit toute la famille. Hiver arrive à ce moment-là, habillé comme un chevalier, alors que leur mère s’apprête à servir un succulent gratin de topinambour. Son épée pend à son côté et il repose son casque sur le buffet de l’entrée.
— Comment était le cours d’escrime ? demande Monsieur Saison en apercevant son fils.
Hiver, toujours très propre sur lui, s’avance d’un air princier.
— Excellent. Je suis sorti vainqueur à deux reprises.
— Ça s’appelle de la triche, pas du talent grand frère, lance Été en se moquant de lui.
Hiver lance à sa sœur un regard mauvais avant de passer ses mains dans ses cheveux aussi blancs que la neige. Il est l’aîné de la fratrie, mais Été a toujours l’air d’être la plus âgée.
— Je ne triche pas, se justifie-t-il. J’anticipe les coups de mes adversaires.
— Tu parles. Je t’ai vu tirer les cartes avant de partir.
Hiver est fan de divination. Il a même choisi l’option Science du Divin pour sa dernière année au lycée et passe une épreuve au bac, en juin prochain. Quand il a du temps libre, il tire les cartes au tarot. Mais en ce moment, il passe beaucoup de temps avec leur père pour son stage. Hiver aimerait être médiateur des forêts plus tard. C’est un travail qui consiste à intervenir pour apaiser des situations conflictuelles avec des êtres ou créatures magiques afin de préserver l’harmonie forestière.
— L’avenir est toujours incertain et se modifie sans cesse, explique-t-il d’un air expert. La lecture des cartes me permet juste de voir venir et d’anticiper, mais tout peut toujours être modifié.
Été ne semble pas convaincue. Printemps, qui n’écoute qu’à moitié, plante sa fourchette dans son gratin et laisse son regard se perdre vers l’une des fenêtres rondes. La divination, ce n’est pas trop son truc. Il préfère écouter son père raconter qu’il a dû régler un différend avec un groupe de chasseurs aujourd’hui. Ils ont voulu s’en prendre à une licorne qu’ils confondaient avec une biche.
— Comment t’as fait pour les faire partir ? demande-t-il.
Monsieur Saison est un très bon protecteur de la forêt, et un bon orateur. C’est pour cette raison que le ministère a fait appel à lui pour qu’il rejoigne l’équipe de l’Essonne. Comme ça, il peut aussi venir en renfort dans toute l’Île-de-France. Il sait très bien négocier avec les humains et parvient toujours à préserver l’invisibilité des magiciens et des créatures, tout en réglant les problèmes. Son arme favorite : la diplomatie.
Printemps aimerait bien être comme lui plus tard. Il faudrait peut-être qu’il s’en inspire pour trouver quoi faire de son avenir.