top of page
Couverture livre 3D

Le Camping de la honte

CHAPITRE 1 - BIENVENUE AU CAMPING

J’aurais dû lui dire non. Mais comme d’habitude, j’ai dit oui. « Oui, chouette », même ! Chouette, quelle idée, tu parles ! Qu’est-ce qu’il y a de chouette à passer ses vacances d’automne dans un camping désert avec son père, hein ? Sans wifi, sans ami, rien que la pluie qui tombe sur les vitres du TGV qui m’emmène là-bas.
Mais depuis cet été, je n’ose plus dire non à mon père.
Pas parce que j’aurais peur de me faire engueuler. Ça, je crois bien que ça ne m’est jamais vraiment arrivé. Pas non plus parce que je suis toujours d’accord avec lui. Faut pas rêver, je suis loin d’être une fille modèle. La preuve, après moi, mes parents ont renoncé à faire un second rejeton. Enfant unique, jusqu’ici ça m’allait plutôt bien. Moins de bruit, moins d’ennuis, la belle vie.
Jusqu’à cet été où mon père a quitté la maison. Sans bruit, mais avec plein d’ennuis. Surtout pour lui.
Quand il m’a invitée au camping juste après son départ, j’ai trouvé ça super ! Le camping, l’été, ça, c’est cool. Mais j’ai bien vite compris. Qu’ici, ce n’était pas les vacances pour lui, mais plutôt son nouveau chez lui. Plus de maison avec un jardin, même pas un petit appartement où on entend tout ce que disent les voisins. Même s’il ne me l’a toujours pas vraiment dit, mon père vit à l’année dans un mobil-home au camping de la Patte d’oie.
Et m’y revoilà en train de descendre du train pour le rejoindre. Le camping pour toute la vie, c’est la honte. Bienvenue au camping de la honte, Jeanne.
— Ça y est, on y est ! lance papa en se garant devant la barrière de l’entrée.
Il a beau avoir sorti son air le plus guilleret, depuis qu’on a quitté la gare toutes ses blagues tombent à plat. En plus, sur ce coup-là, il a tout faux. On n’y est pas. Et même pas du tout. Ici, on n’arrive pas au camping. On y entre, ou au moins, on tente de le faire. Pour ça, un seul moyen, il faut passer par l’accueil et ses harpies. Y a pourtant rien à sécuriser ou surveiller dans ce camping. Un immense terrain, tout plat, et quelques arbres qui ont réussi à ne pas mourir d’ennui sur cette terre. Un juste retour des choses serait de pouvoir nous laisser entrer ici comme dans un moulin. Surtout maintenant que papa est un genre de résident permanent.
Mais non, rien à faire, il faut qu’on aille présenter nos deux bobines à l’accueil. Je crois même que ça fait plaisir à papa de montrer que je suis là, avec lui. Dans n’importe quel endroit, je crois que ça ne me dérangerait pas, mais ici, c’est autre chose. Si on était arrivés de nuit, on serait tombés sur la vieille Madame Brisor. Complètement folle avec sa passion pour les pâtes cuites à l’eau de pluie, et tout à fait inoffensive. J’ai bien essayé de convaincre mes parents de me faire prendre un train tard dans la soirée, peine perdue ! Ils culpabilisent assez de me laisser partir seule, à même pas douze ans et demi, alors dans le noir, fallait pas y compter.
Avec un peu de pot, cette peste ne sera pas là. Mais apparemment, j’ai déjà épuisé mon quota de chance pour aujourd’hui. Tant pis. De toute façon, mon truc dans la vie c’est pas la chance ou le hasard, je mise plutôt sur les probabilités. Vu l’horaire et le jour de la semaine, je dirais 80 % de chances qu’elle soit là.
Bingo.
J’aperçois le sommet de son crâne dépasser derrière le comptoir. Lola. Fidèle au poste, assise à côté de sa grande sœur de presque vingt ans, qu’elle dépasse pourtant déjà d’une tête. Le carillon de la porte sonne comme le glas. Lola relève la tête et un large sourire éclaire l’ovale parfait de son visage. Génial. À tous les coups, je suis l’attraction de sa journée. Voire de sa semaine. Et dire que papa ne s’aperçoit de rien et m’adresse un regard encourageant, en s’approchant des deux sœurs :
— Bonjour ! Eva, Lola, comment allez-vous, aujourd’hui ? On vient pour refaire la photo de Jeanne pour son badge de résident permanent. Vous vous souvenez d’elle ?
Sans laisser à sa sœur le temps de répondre, Lola se jette sur la perche que mon père vient de lui tendre.
— L’oublier, mais comment aurions-nous pu, Monsieur Sarier ? Une secouriste née, toujours prête à aider son prochain !
Un regard à mon père et je comprends qu’il n’a rien compris ni même saisi la référence à mes ennuis de l’été passé. Le second degré et lui, ça fait trois. Je m’étais juré de ne pas ouvrir la bouche, mais je l’interromps avant qu’il se mette à la remercier.
— Toujours prête à aider mon prochain, surtout quand on ne me demande rien ! C’est tout à fait ça, Lola. Tu m’aideras à me faire un CV pour l’été prochain ? Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents qui tiennent un camping et qui te font travailler à la réception, hein ?
Lola grimace, mais c’est sa grande sœur, Eva, qui vient la sortir de ce mauvais pas.
— Lola, travailler ? Pfft, c’est pas demain, vu votre âge ! C’est moi qui devrais être doublement payée pour faire mon boulot ici et la garder en même temps. Heureusement qu’elle a de la conversation, le temps passe plus vite comme ça, hein, mini-moi ?
Des anecdotes sur tous ceux qui passent cette porte, je suis sûre que Lola n’en manque pas. À commencer par celui qui vient de se glisser derrière nous et que je n’ai même pas vu entrer. Avec ses chaussettes d’un blanc douteux glissées dans des sandales d’été, une immense chemise vichy qui dépasse de son k-way rouge étriqué, et ses cheveux dégoulinants d’eau de pluie qu’il secoue comme un chien qui s’ébroue, pas sûr que le garçon fasse partie de la bande de potes de Lola. Et au regard plein de mépris qu’elle lui lance derrière ses lunettes dorées, il n’a pas l’air d’être davantage dans les petits papiers d’Eva.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive encore, Livio ? Ça fait trois fois ce matin. Si tu me dis qu’on va encore avoir un coup de fil des gendarmes pour Barnabé, je préviens mon père dans la seconde.
Je n’ai aucune idée de qui est ce Barnabé ou de ce qu’il a pu faire de mal, mais je suis prête à parier qu’elle l’a déjà dénoncé à ses parents. Mais Livio n’a pas l’air plus embêté que ça et répond sans gêne aucune.
— Rien à voir avec Barnabé, il te fait la bise, d’ailleurs ! Plus de gaz, c’est tout ! Mais je vais attendre mon tour, hein, ajoute-t-il en nous lançant un grand sourire.
— Pour sûr, tu vas attendre, réplique sèchement Lola. Faudrait que tu aies l’argent pour la bouteille, tu le sais, ça ? La maison ne fait pas crédit et…
— C’est bon, Lola, l’interrompt Eva d’un ton las. Ils ont une bouteille d’avance prépayée par l’association, une petite. Va lui chercher pendant que je fais les photos, tu veux !
Lola hausse les épaules et s’exécute. Au minuscule froncement de son nez parfait lorsqu’elle se lève de sa chaise, je devine qu’elle est vexée comme un pou. Livio le paiera sans doute au centuple. Il continue pourtant d’arborer un large sourire, lorsqu’il nous salue avant de disparaître dans le sillage de Lola. La porte ne s’est pas encore refermée sur eux qu’Eva ne résiste pas à l’envie de lancer une vacherie, alors qu’elle me tire le portrait.
— Je le plains, ce petit ! Passer ses journées tout seul ici, avec une mère jamais là, qui le gère à peine. Pas étonnant, qu’il soit…
— Souriant, c’est ça ? lui lance papa en riant.
Eva le regarde comme s’il lui avait demandé où étaient les téléskis sur le camping.
— Souriant ? Avec un appareil dentaire comme ça, je crois pas que je sourirais tous les jours. Il est juste… bizarre, c’est tout. Pas forcément bizarre – méchant, ou bizarre – dangereux, mais bizarre – bizarre. Il vit dans votre allée, tout au bout, dans une caravane louée par…
— On a compris l’essentiel, Eva ! tonne une voix de stentor depuis le bureau situé à l’arrière de l’accueil. Viens m’aider une fois que les photos sont faites, tu veux, j’ai besoin de toi ici !
Même rappelée à l’ordre par son père, notre zélée réceptionniste ne résiste pas à l’envie de terminer sa phrase en chuchotant :
— Une caravane payée par une association. C’est des genres de SDF, quoi, vous voyez ?
Waouh. La phrase sonne comme une claque. Je fixe mes tennis trempés et les petites gouttelettes qu’ils ont déposées tout autour, sur le lino parsemé de gros pois rouge vif. La couleur du camping et celle de mes joues. La couleur de la honte. Des genres de SDF. Un peu comme ce que mon père pourrait devenir s’il ne retrouve pas un vrai travail. Parce qu’entre une caravane louée par une association et un mobil-home à l’année, y a pas grande différence, non ? Et si c’était ça, l’étape d’après ?
J’aimerais que papa dise à Eva de se la fermer, mais il se contente de récupérer mon pass orné de la nouvelle photo en lui souriant. Je remets ma capuche avant même que nous soyons dehors. Je prie pour que mes joues aient retrouvé leur couleur normale lorsque je la rabaisserai à nouveau dans la voiture. Je prie pour ça et pour tout le reste aussi.  


CHAPITRE 2 - BARNABÉ A DES ENNUIS

Papa a beau m’avoir trouvé une couette aux mille couleurs et un chouette tapis assorti, ma chambre est exactement la même que dans mon souvenir de cet été : petite, blanche et avec une minuscule fenêtre qui couine comme un vieux lit quand on l’ouvre. Mais je crois bien que je me moquerais de tout ça, s’il n’y avait pas ce truc. Cette marque de fabrique du mobil-home, cette signature camping.
L’odeur du plastique.
La même que celle dans la grande tente qu’on avait louée l’année de mes huit ans, lorsqu’on était encore trois, que mes parents ne s’engueulaient pas tous les jours et que papa avait un travail et une maison. Un parfum qui me rappellerait presque le bon vieux temps si mon père n’était pas assigné à résidence ici, et moi coincée pour les vacances avec lui.
Je prends une grande inspiration comme pour faire entrer une bonne fois pour toutes le plastique dans chaque alvéole de mes poumons et ne faire plus qu’un avec ce satané mobil-home. Ma cage thoracique n’est même encore gonflée qu’une tout autre odeur vient me chatouiller les narines. « Après la pluie vient le chien mouillé » avait coutume de dire ma grand-mère Astrid, quand Nestor, son intrépide beauceron d’un demi-quintal, revenait de sa promenade matinale sous un crachin normand. Mais tout comme sa maîtresse, Norbert est passé à trépas depuis bien longtemps déjà et lorsque je me penche à la fenêtre entrouverte pour inspecter les alentours, c’est un bruissement d’ailes qui m’accueille. J’ai à peine le temps de reculer qu’une tornade grise s’engouffre dans ma chambre en poussant des cris stridents.
— JEANNE !! JEA-NNNE !! JEA-NNNE !!! JEA-NNNNE !!! JEA-NNNNNE !!!
Seule la peur qu’il se jette sur moi m’empêche de hurler plus fort que lui, mais c’est bien un oiseau qui braille mon nom. Tandis qu’il se perche sur mon bureau, je recule lentement d’un pas, puis deux pour jauger la situation. Si je me cache sous la couette aux mille couleurs, peut-être cela l’empêchera-t-il de m’attaquer ? Ce n’est pas qu’il ait l’air agressif, mais quand même. Un oiseau pareil dans une chambre minuscule, c’est tout à fait disproportionné. Le voilà qui s’arrête enfin de parler pour me fixer de ses pupilles aussi jaunes que son bec est noir. Avec son pelage gris et sa queue rouge vif, il est impressionnant. Comment connaît-il mon prénom d’ailleurs ? Je n’ai même pas le temps de me demander quel est le sien qu’une voix déjà entendue ce matin retentit dans l’allée, juste devant ma fenêtre.
— Barnabé ! Reviens, tu veux ! Reviens ou on va encore se faire engueuler ! Tu m’entends, Barnabé ! Reviens tout de suite ou tu vas avoir des ennuis ! De sacrés ennuis, tu m’entends !
Livio, le garçon de l’accueil. Et voici donc, perché sur ma lampe de bureau immaculée, le fameux Barnabé que menaçait de dénoncer Lola à ses parents. Un perroquet ! Quel genre d’ennuis peut bien avoir un perroquet pour que la gendarmerie s’en mêle ? Je fais un signe de la main à Barnabé pour le saluer, avant de lancer d’une petite voix hésitante :
— Livio ! Tu m’entends ? C’est Jeanne… À l’accueil, tout à l’heure.
Une seconde. Puis, deux, et bientôt trois. Seul le bruissement du vent dans les dernières feuilles qui résistent encore à l’automne me répond, quand enfin la voix de Livio se fait entendre.
— Jeanne ! Mais… Tu es où ?
— Le mobil-home aux volets bordeaux, la fenêtre à moitié ouverte, tu vois ? Je peux pas bouger. J’ai peur que ton perroquet le prenne mal.
— Hein ! Quoi ? Encore, Barnabé ? Je t’ai déjà dit qu’on ne rentre pas chez les gens sans frapper. Reviens ici, tu veux !
Barnabé continue de me fixer de ses yeux ronds et je me dis qu’il n’a rien compris aux consignes de son maître. Mais le voilà qui se met à tourner la tête de gauche à droite en guise de désaccord.
Je lui montre timidement la fenêtre du mobil-home, il n’y prête aucun intérêt. Pire, il reprend son mouvement de tête, avec plus de vigueur encore. Décidément, en voilà un qui sait ce qu’il veut.
— Livio ! Va falloir que tu viennes le chercher, il n’a pas l’air pressé !
— Ah ! me répond une voix un peu embarrassée. Je suis désolé, je voulais pas t’embêter dès ton arrivée. Tu peux bouger et m’ouvrir un peu plus la fenêtre ? Je vais pas réussir à passer, y a que Barnabé qui a la ligne dans notre famille. T’es sûre que ça va ?
— Oui, oui, ça va ! Je t’ouvre. Je voulais juste pas faire de bêtise. Qu’il ne m’attaque pas, quoi !
— T’inquiète ! Il ne vole que les dentiers ! me lance Livio, alors que je lui tends la main pour qu’il puisse entrer dans ma bulle plastifiée. Oh, chouette ta couette ! Je suis sûr que c’est elle qui a attiré Barnabé, il est à fond sur les couleurs. Je crois qu’il est un peu triste d’être tout gris.
À ces mots, Barnabé décolle enfin de ma lampe de bureau pour venir se percher sur l’épaule de Livio et reprendre la parole avec autorité.
— QUEU-ROUU-GEUU ! QUEU-ROUU-GEUU !
Je recule d’un pas sous l’effet de la surprise, sans pouvoir m’empêcher de pouffer. Livio est aussi dégoulinant que tout à l’heure à l’accueil et avec son perroquet sur l’épaule, il a une dégaine incroyable.
— Il n’a pas l’air d’accord ! Qu’est-ce qu’il a dit ?
Livio sort de la poche de son k-way quelques graines de tournesol et les tend à Barnabé.
— Monsieur n’aime pas qu’on lui dise qu’il est tout gris ! Il est très tatillon sur la question. Oui, ta queue rouge est magnifique, l’ami ! Un vrai phénix, hein, pas vrai, Jeanne ?
J’acquiesce en riant et voilà que l’intéressé se met à répéter en boucle mon prénom. Heureusement que papa est parti chercher le pain à la supérette ou il aurait volé à mon secours avec une poêle à la main.
Tout occupé à manger sur l’épaule de Livio, et une fois la surprise passée, Barnabé me semble bien moins effrayant. Je ne suis pas encore prête à le toucher, mais la prochaine fois je ferai meilleure figure.
— Enchantée, Barnabé. Je ne te dénoncerai pas à l’accueil, promis. Mais uniquement si tu me dis pourquoi toutes les polices du pays sont à tes trousses.
Incroyable. Lorsqu’à ces mots Barnabé baisse la tête, j’ai bien l’impression qu’il m’a parfaitement comprise. Et Livio n’a pas l’air davantage dupe :
— Le voilà qui fait son petit innocent ! T’es gonflé, Barnabé ! C’est pas parce que Jeanne n’est pas d’ici que tu vas pouvoir lui faire croire ce que tu veux ! lance-t-il en riant. Je vais devoir tout lui dire, pas le choix, désormais. Tu lui as fait la peur de sa vie, tu lui dois bien ça, Barnabé. Elle ne le répétera à personne, promis ? ajoute-t-il en se tournant vers moi, l’air sérieux. Surtout pas à ma mère et aux filles de l’accueil, hein ?
— Promis. Je connais pas ta mère, mais tu as bien compris que Lola n’était pas ma meilleure copine.
— Pfft, elle a pas de copine, cette fille ! Elle a une cour, ça n’a rien à voir. On va au même collège, tu sais. Toute cette histoire a commencé là, d’ailleurs. Ça craint là-bas. Quand je pense que je suis qu’en cinquième et qu’il me reste deux ans trois-quarts à tirer… T’es en cinquième, toi aussi ?
J’acquiesce en hochant vigoureusement la tête pour m’associer à sa déprime.
— Tout pareil. En cinquième et ça craint, même sans Lola dans le coin. Mais j’avoue, ça doit être relou d’être dans le même collège qu’elle. Franchement, je t’envie pas. Qu’est-ce qui t’es arrivé, là-bas ?
Livio se gratte la tête, ne sachant apparemment pas trop par où commencer. Si maman voyait les nœuds de sa tignasse, elle aurait déjà dégainé son démêlant de compétition et son plus beau peigne.
— Ce serait un peu long à te raconter. Mais disons que si on te demande, tu pourras dire que ce n’était pas de ma faute si les cinquante kilos de betteraves prévues pour le repas de midi se sont retrouvés devant la porte de l’internat. Juré. Ou pas entièrement, du moins.
— OK. Mais qu’est-ce que Barnabé a à voir là-dedans ? C’est lui qui a mangé les betteraves ?
Comme s’il m’avait comprise, le perroquet me fixe de ses pupilles immobiles et me lance :
— BARR… NABÉ, PAS VO-LEER ! BARR… NABÉ, PAS VO-LEEER !
Livio éclate de rire et lui donne un affectueux coup de tête :
— Pas voler, pas voler… Mouais, bof, on n’en serait pas là, sinon. Mais c’est vrai, Barnabé, tu n’as jamais volé de betteraves. Tiens, Jeanne va te donner une poignée pour te montrer qu’elle te croit, hein ?
Pas sûre que je m’y serais risquée toute seule, mais après cette invitation, pas moyen de me débiner. J’avance prudemment ma main droite, dans laquelle Livio vient de déposer quelques graines. Si le perroquet en fait de la charpie, ce sera un moindre mal pour une gauchère. Barnabé n’hésite pas une seconde et vient se servir dans ma main, qui tremble un peu, mais ne faillit pas. Pas la moindre tentative de morsure, je me dis qu’il ne doit pas m’en vouloir tant que ça.
— Bref, on s’en fiche des betteraves, je te raconterai ça plus tard, reprend-il. Disons juste qu’à cause de ça, j’ai failli me faire renvoyer et qu’on m’a demandé de réfléchir à des genres de bonnes actions à faire dans le village. « La communauté », comme dit la prof de Français. C’est ma prof principale. Gentille, mais un peu trop parfois. Elle se fait tout le temps avoir par certains, j’ai envie de lui dire, mais je me tais parce que je veux pas d’ennuis avec les autres. Tu vois le genre ?
Je vois très bien et me contente de hocher la tête.
— Donc, j’ai proposé d’emmener Barnabé à la maison de retraite pour que les papis et mamies puissent jouer avec lui. Là-bas, ils appellent ça la médiation animale pour faire sérieux. Tu vois toujours ? Ben, le truc, c’est que Barnabé a vraiment aimé. Adoré, même. Une heure de bonheur. Et un vrai carnage, depuis. Il passe son temps à s’enfuir pour y retourner. Au début, ils ont été sympas et se contentaient de prévenir le collège. Mais depuis qu’il s’est mis à voler des trucs, la directrice a dû appeler dix fois les gendarmes, rien que deux fois aujourd’hui. Le petit matin et le soir, c’est ses heures préférées de fugue. Quand les fenêtres sont ouvertes pour aérer et que les dentiers ne sont pas encore mis ou déjà enlevés. J’en ai retrouvé quatre dans sa cage la semaine dernière ! Que des dents du haut. Alors, franchement, je préfère le retrouver chez toi que là-bas. Ta couette en couleur, là, je crois bien qu’elle m’a sauvé la journée. Un coup de fil des gendarmes de plus et j’étais fichu, maman m’aurait obligé à donner Barnabé. Et ça, y a pas moyen. Tu veux une graine de tournesol, toi aussi ? J’ai rien d’autre pour te dire merci.
Je tends ma main de bonne grâce et partage avec lui les friandises de Barnabé. Ça sent toujours le chien mouillé dans ma chambre, mais finalement, je crois que je m’y ferai mieux qu’au plastique.
Je les raccompagne à la porte et promets à Livio de passer les voir demain. Mais déjà, le vélo de papa apparaît au bout du chemin. J’ai à peine le temps de mettre la table, que mon père y dépose le pain et me promet une anecdote qui n’attendra pas que les pâtes soient cuites.
— Tu ne devineras jamais ce que je viens d’entendre à la supérette ! Le Barnabé dont parlait tout à l’heure Eva, c’est un perroquet ! Un perroquet soupçonné de vol à la maison de retraite, tu te rends compte ! Avec un animal pareil, on serait peut-être déjà riches ?
— Parce que tu comptes revendre des dentiers ? je lui lance en riant.
— Des dentiers, mais qui te parle de dentiers ? Ce sont des bijoux qui ont disparu ! Si tu veux mon avis, ce Barnabé va avoir de sacrés ennuis…
Finalement, je n’attendrai pas demain pour m’aventurer jusqu’à la caravane de Livio. Il va falloir plus d’une couette aux mille couleurs pour sauver sa journée.

*

Papa ne m’avait jamais vu faire la vaisselle si vite et a donc trouvé que j’avais drôlement grandi. Le pauvre, quand il verra toutes les croûtes de pâtes séchées que j’ai laissées au fond de la casserole, il changera peut-être d’avis. Mais le concours de vaisselle attendra la prochaine tournée à récurer. Je lance à papa un demi-mensonge en lui disant que je vais faire un tour à vélo et me hâte de remonter notre allée pour y chercher la caravane de Livio, tout au bout du camping. Je n’aime pas les fouineurs, mais là c’est pour la bonne cause. Il faut absolument que je lui raconte ce que vient de me dire mon père sur Barnabé. Je n’y connais rien, mais être accusé de vol de bijoux à la maison de retraite, ça craint, même pour un perroquet. Et pour son propriétaire, j’ose à peine imaginer.
Quand je lui dis tout ça sur le seuil de sa caravane, Livio n’a pas l’air beaucoup plus confiant que moi et accuse clairement le coup. Silencieux, il n’en finit plus d’entortiller ses cheveux. Il s’est remis pleuvoir et il n’a même pas l’air de s’en apercevoir.
— Livio, ça va ? je me risque d’une toute petite voix. Livio ? Il pleut là, tu veux pas qu’on s’abrite ?
— Ah ! Euh, oui, tout de suite ! Viens, rentre, ma mère est pas là. Y a que Barnabé et moi.
Il écarte le rideau en plastique qui ferme l’auvent, dans lequel sont entassées presque autant de choses que dans le grenier de ma grand-mère Astrid. L’odeur de la poussière en moins et celle du plastique en plus, on s’y croirait presque. Livio dégage deux petits tabourets d’un monticule de meubles à demi-cachés sous des draps et m’invite à m’asseoir.
— Prends celui-là, c’est le plus solide. Tu tomberas pas, promis, il résiste même à mon poids, c’est pour dire. Mais j’ai drôlement maigri depuis quelques mois. C’est pour ça que j’ai des habits un peu bizarres. Des trop petits et des trop grands à la fois, maman a pas eu le temps de s’adapter et en ce moment on roule pas sur l’or…
Comme s’il regrettait les derniers mots qu’il venait de prononcer, Livio s’interrompt brusquement pour redémarrer de plus belle :
— Mais ça veut pas dire que j’envoie Barnabé voler, hein ? On s’en fout d’avoir de l’or, c’est qu’une expression, tu comprends ?
Bien calée sur mon tabouret, je lui fais signe de s’asseoir à son tour et entreprends de le rassurer.
— Parce que tu crois qu’on roule sur l’or, nous ? Si j’avais su qu’il suffisait d’avoir un perroquet pour devenir riche, je ne t’aurais jamais appelé quand Barnabé s’est pointé chez moi. Faut être rudement chelou pour penser que c’est ton perroquet qui a volé les vieux de la maison de retraite. On va rétablir la vérité, d’accord ? J’adore ça, d’ailleurs, c’est mon grand truc ici : aider les gens qui n’ont rien demandé et faire n’importe quoi. Lola ne t’a pas parlé de moi ? Jeanne, la fille qui se mêle de ce qui ne la regarde pas. Le chien que j’ai envoyé par erreur à la SPA à cinquante kilomètres d’ici alors que personne ne l’avait abandonné ; la petite fille allemande que j’ai ramenée à une famille de suédois parce que je pensais qu’elle était perdue ; et la haie de mimosas arrachée parce que je me suis trompée d’emplacement quand on m’a proposé de faire un peu de jardinage pour quarante euros, ça te parle ?
À cette évocation, Livio retrouve quelques couleurs.
— Non ! En vrai, c’était toi ? Trop content de te rencontrer. C’était déjà le cas, bien sûr, m’en veux pas. Mais là, c’est encore mieux. Lola m’adresse jamais la parole à part pour me raconter des histoires horribles sur les gens qu’elle déteste. T’inquiète, fais pas cette tête, elle déteste tout le monde, à part ses copines du collège. Mais les histoires sur toi étaient drôlement plus sympas que les autres. Je me suis dit qu’on s’entendrait bien si on se croisait et que c’était juste que t’avais pas eu de chance, un peu comme moi et mon histoire de betteraves. Par contre, m’en veux pas, mais tu crois vraiment que c’est une bonne idée qu’on fasse équipe ? Je sais bien que le prof de maths dit que moins par moins ça fait plus. Mais je me suis toujours dit que ça ne devait pas vraiment s’appliquer à la vraie vie. T’es sûre de toi ?
Je lui répondrais bien que je ne suis jamais sûre de grand-chose, mais là, je crois bien que ce n’est pas vrai. Si je suis capable de rire avec Livio de mes ennuis de l’an dernier, alors que je n’ai pas été fichue d’en parler à qui que ce soit, c’est qu’il n’y a pas moyen que je le laisse tomber. Alors oui, cette fois, je suis rudement sûre de moi.
— Franchement, j’ai rien à perdre. Ma couette t’a peut-être sauvé la journée, mais c’est toi et Barnabé qui allez sauver mes vacances. Enfin, un truc intéressant à faire dans ce camping de la mort ! Alors, on commence par quoi, t’as une idée pour blanchir Barnabé ?
À cette perspective, Livio interrompt son rire et me lance avec sérieux :
— J’en ai bien une, mais pas sûr qu’elle te plaise. Ça implique de se tirer en douce de chez soi cette nuit et d’aller manger des pâtes cuites à l’eau de pluie à une heure et demie du matin avec une vieille dame chelou, ça te branche ?
Pas sûre d’avoir tout compris à ce que Livio vient de me dire, mais hors de question de me débiner, même si je déteste sortir de chez moi une fois la nuit tombée.
— Vendu. C’est moi qui apporte la casserole. Elle ne sera pas très propre, mais de nuit on verra rien.

bottom of page