PROLOGUE
Une nuit de décembre
À cette heure tardive, la nuit avait déjà recouvert Londres de son épais manteau noir. Sur les bords de la Tamise aux ponts résonnants du bruit des diligences et des sabots, de çà et là se dressaient les entrepôts aux murs de briques moisies. Si l’on continuait le long du fleuve, plus loin encore que le chemin de fer reliant Lambeth à Whitechapel, à l’Est, on y trouvait l’usine de textile Quinn&Co.
Le bâtiment, au lieu de n’être hanté que par les ombres que projetait la lune, en recevait d’autres, en ce soir du 2 décembre 1892.
Par dizaines, des individus arpentaient les étages grinçants de la fabrique, armes en main, l’oreille aux aguets. Malgré la tension palpable, le silence alourdissait les esprits et les pas.
On attendait quelqu’un.
Là, sur le sol de terre et de poussière, se tenait un couple à genoux, respirations lourdes et cagoules de toile sur le visage.
Du dernier étage de la bâtisse, un homme héla ses compagnons. Une succession d’injures soulagées se propagea.
Finalement, celui qu’on attendait était là.
La femme captive se mut dans un soudain élan de panique, mais son geste irréfléchi ne fit que resserrer un peu plus les liens qui lui entravaient les mains. Puis une voix masculine au grain doux comme la soie ricana près de son oreille :
— Quel idiot ! Laissez tomber le gentleman. On le liquidera plus tard.
Elle en eut un frisson de dégoût.
On ouvrit alors les portes en grand et une haute silhouette apparut, drapée dans un long manteau noir. Il dégaina de son pardessus un pistolet qui glissa, menaçant, le long de sa cuisse.
D’un ton irrité, il exigea que l’on découvre les visages des otages, et la prisonnière recouvra la vue. Alors, il s’entretint avec le ravisseur à la voix de soie : de la stupeur, de l’horreur, puis le refus.
Un coup de feu retentit si près de la captive que tous les sons qui lui parvinrent ensuite lui semblèrent lointains et étouffés par un sifflement assourdissant.
Enfin une autre détonation du diable rugi.
Quelqu’un s’écroula lourdement à terre.