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Couverture livre 3D

Le Goût de l'Ivresse

Chapitre 1

— Comment ça, tu veux tout arrêter ?
J’observais Vincent qui s’était levé et faisait désormais les cent pas dans notre salon.
— Depuis quand est-ce que tu veux tout arrêter ? C’est nouveau ?
Il s’arrêta pour me regarder et passa une main nerveuse dans ses cheveux bruns, avant de recommencer à marcher en me tournant le dos. Il fit à nouveau une pause, l’air complètement perdu, puis reprit ses va-et-vient. Il n’avait jamais été capable de rester en place.
— Je ne sais pas quoi te dire, Vincent. Ça ne marche plus entre nous, on ne peut pas continuer comme ça, me désolai-je.
Le regard chargé d’incompréhension, il s’arrêta à nouveau et tourna les paumes vers le ciel, montrant à quel point il était perplexe.
— Mais depuis quand ça ne fonctionne plus ? Ça a toujours marché, toi et moi.
Je le suivis à nouveau des yeux, tandis qu’il traversait le salon pour s’agenouiller devant moi. Ses beaux yeux bleus empreints de désespoir me fixèrent et je déglutis en fermant les miens. Quand je les ouvris à nouveau, je l’observai et, l’espace d’un instant, je me demandais pour-quoi j’avais décidé de tout arrêter. Par automatisme, je levai la main droite pour caresser sa joue d’un geste réconfortant. Mes doigts effleurèrent sa fossette gauche qui m’avait toujours fait craquer, et ce dès le premier jour.
— Julie, je t’en supplie, ne me fais pas ça.
Il l’avait murmuré tout bas, de sa voix de velours, et les larmes me montèrent aux yeux. Je n’aimais pas lui faire de la peine.
— Vincent…
— Non, Julie. Tu sais que c’est tendu au boulot en ce moment. Je ne peux pas gérer la boîte et une rupture en même temps, ajouta-t-il.
Voilà.
Voilà la raison pour laquelle j’avais décidé de ne plus continuer cette histoire. Vincent et sa boîte.
Quand nous nous étions rencontrés, il n’y avait que nous deux. Vincent et Julie. Nous nous étions connus étudiants et j’avais vite arrêté ma formation pour travailler dans un café afin d’aider à payer le loyer de notre appartement. Quand Vincent avait voulu monter sa boîte de publi-cité, je l’avais soutenu corps et âme. Nous avions connu quelques mois difficiles, mais j’étais restée à ses côtés, jusqu’au bout. Quand son entreprise avait commencé à marcher, j’avais joué les secrétaires pour l’aider et le sou-tenir le mieux possible. Résultat, ce rôle avait fini par me coller à la peau des années durant.
Enfin, jusqu’à aujourd’hui.
Contre toute attente, j’avais posé ma démission et le quittais par la même occasion. Cela faisait plusieurs jours déjà que j’avais réalisé que je n’étais plus heureuse. Le sourire sur mon visage n’était qu’une façade. Plus jeune, je rêvais de voyages, d’aventures et d’exotisme et, au bout du compte, j’avais passé une partie de ma vie, six ans exactement, à travailler pour un homme qui ne me regardait plus. Le couple de Vincent et Julie avait laissé place à Vincent et sa boîte.
Je me redressai et rassemblai tout mon courage.
— Non, c’est fini. J’ai laissé ma lettre de démission sur ton bureau en partant cet après-midi et je suis passée juste pour prendre quelques affaires. Je ne reste pas ici, ce soir.
— C’est ridicule ! Tu es complètement ridicule, Julie, s’énerva-t-il.
Il se releva et recommença à tourner en rond dans la pièce, triturant machinalement les boutons de manchettes de sa veste.
— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu me fais, Julie ? Me lâcher comme ça, maintenant, alors que je dois finaliser le contrat avec un de mes plus gros clients depuis l’ouverture de la boîte ?
— Vincent… Tu ne penses donc vraiment plus qu’à ton entreprise ? C’est tout ce que ça te fait ?
La sonnerie de son téléphone choisit ce moment pour retentir. Il y répondait toujours, surtout si c’était un client.
— Ici Vincent Piron.
Il me tourna alors le dos et s’engagea dans sa conversation. Je secouai la tête, lasse de ce comportement que je ne connaissais que trop bien. Comment avais-je pu supporter ça toutes ces années ? Je me levai et me dirigeai vers le couloir qui menait à notre chambre. J’ouvris les portes du dressing, attrapai deux sacs et y glissai le plus de vêtements possible, puis allai dans la salle de bain et pris ma trousse de toilette. Là, mon reflet dans le miroir attrapa mon re-gard.
Mes yeux verts semblaient s’être ternis avec les années et la fatigue, tout comme le teint de ma peau. Je baissai les yeux sur les rondeurs qui s’étaient installées çà et là, à force de manger n’importe comment entre deux réunions. En passant une main dans mes cheveux auburn, je me fis la réflexion que j’aurais bien besoin d’aller faire un tour chez un coiffeur. Je secouai la tête, me tapotai les joues pour me réveiller et récupérai mes affaires dans ce qui avait été notre chambre.
Un sac sur chaque épaule, je passai devant le salon où Vincent, toujours au téléphone, ne prêta même pas attention à moi. Il devait penser que je faisais une petite crise existentielle de passage, que je reprendrai bien vite mes esprits et que tout rentrerait dans l’ordre. Tout en mettant mes chaussures dans l’entrée, je l’entendis rire. Comme si notre séparation n’avait pas d’importance. Comme si, au fond, il ne croyait pas un mot de ce que je lui avais dit. M’avait-il jamais prise au sérieux ?
Mais comment ai-je pu rester avec toi aussi longtemps ?
Je sortis alors mon trousseau de clefs de mon sac à main et le posai sur la commode en acajou verni. Encore un meuble choisit par Vincent au moment d’emménager… Puis, je me retournai une dernière fois et attendis qu’une vague d’émotion me submerge. J’avais quand même vécu quatre ans ici. Étrangement, rien ne vint. Je pris cela comme le signe qu’il était vraiment temps que je me ré-veille et quitte cette vie en commençant déjà par sortir de l’appartement.
Une fois sur le palier, je sortis mon téléphone et commandai un Uber depuis l’ascenseur. Au pied de l’immeuble, entourée de mes sacs, j’attendis moins d’une minute avant que mon chauffeur n’arrive au coin de la rue. J’ouvrais la porte arrière quand j’entendis mon prénom. Dans un élan de panique, je jetai mes sacs à l’intérieur du véhicule avant de découvrir Vincent qui s’approchait à grandes enjambées. Dire qu’il avait l’air furieux était un euphémisme.
— Julie, reviens !
Il devait penser que je faisais une petite crise existentielle passagère, que je reprendrais vite mes esprits et que tout rentrerait dans l’ordre. Je sautai dans le véhicule et intimai à mon chauffeur de démarrer. Je baissai ensuite ma fenêtre et, pendant que le véhicule passait devant un Vincent ahuri, je lui décochai mon plus beau doigt d’honneur.
Ce n’était pas gentil, certes. Mais qu’est-ce que ça faisait du bien !
Quelques secondes plus tard, mon portable vibra frénétiquement. Il tenta de m’appeler à plusieurs reprises, sans succès, avant de changer de tactique et de me bombarder de messages.

Vincent
Julie, reviens tout de suite !
Julie, je te jure que si tu ne reviens pas tout de suite, je ne réponds plus de rien !
Julie, qu’est-ce qu’il te prend ? Tu as rencontré quelqu’un, c’est ça ?

C’était lui tout craché. Incapable de se remettre en question, il était plus facile de rejeter la faute sur les autres.
Je pris une grande inspiration, la retins dans mes poumons, bloquai son numéro de téléphone, avant de pous-ser un long soupir. Une bonne chose de faite. Puis, j’envoyais un message à Chiara, ma meilleure amie.

Moi
En route pour la gare, j’arrive vers 22 h !

Mes écouteurs dans les oreilles, j’écoutai un peu de musique pour accompagner mon trajet.
Pour la première fois de ma vie, je me retrouvais seule, mais qu’importe. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais en paix avec moi-même.
Une fois dans le train, je passai le voyage à regarder dehors et observer le paysage. C’était tout juste si je faisais attention aux enfants qui braillaient dans mon wagon. Je ne réalisais pas encore tout à fait la portée de mes actes.
Quand le train ralentit pour s’arrêter sur le quai, je me dépêchai de me lever pour sortir. Une fois la douane passée, j’aperçus Chiara, qui m’attendait tout en scrollant sur son téléphone. Lunettes de soleil sur le nez, tirée à quatre épingles, comme toujours, pas un des cheveux blonds ne dépassait de sa queue de cheval. Comme à son habitude, elle avait cette taille de guêpe joliment mise en valeur par un pantalon de tailleur écru. Un air strict et professionnel qui cachait en réalité une femme joyeuse et avenante. Un vrai rayon de soleil.
Je fus à peine devant elle qu’elle me sauta dessus.
— Julie, ma chérie. Enfin !
— Tu n’exagères pas un peu ? demandai-je en riant. Je t’ai prévenue il y a exactement quatre heures et trente minutes que j’arrivais ce soir.
— Non, non. Je recommence : enfin, tu as quitté cet idiot de Vincent !
Je la fixai en secouant la tête. Ce qui était bien avec Chiara, c’est qu’elle disait absolument toujours ce qu’elle pensait. Pas de faux-semblant avec elle. Et c’était très rafraîchissant.
— Tu es bien la première à être de cet avis. Ma mère m’a harcelée d’appels durant tout le trajet, puis mon père. J’ai même eu le droit à un coup de fil de mon frère.
— Tiens, le petit Théo se souvient tout d’un coup de ton numéro ? se moqua-t-elle.
— C’est exactement ce que je lui ai dit. Il ne prend jamais de mes nouvelles et parce que ma mère le lui demande, il trouve enfin le temps de m’appeler… Il est nul.
— Nul, nul, nul, petit Théo ! approuva-t-elle.
Mon frère était plus âgé que moi, mais plus petit en taille, car il avait pris du côté de notre mère. D’aussi loin que je m’en souvenais, elle l’avait toujours appelé « petit Théo ». Ce qui avait toujours eu le don de le faire sortir de ses gonds.
Alors que nous marchions d’un pas rapide, Chiara, qui portait un de mes sacs, se tourna vers moi.
— Comment tu te sens ?
J’avais eu le temps de réfléchir à la question durant les trois heures de TGV, aussi je n’hésitai pas longtemps avant de lui répondre.
— Je crois bien que je me sens soulagée.
— C’est que tu as pris la bonne décision, ma chérie. Il était temps ! En tout cas, tu peux rester chez nous aussi longtemps que tu le voudras. Si tu savais comme je suis ravie que tu sois là ! Jonathan et les enfants sont tout aussi heureux que moi de te savoir ici.
Je glissai un regard sur le côté, embarrassée.
— C’est vrai, même Jo ?
— Tu plaisantes, j’espère ? Pourquoi mon très cher mari ne serait-il pas content de te voir ?
— Parce que je viens quand même de quitter un de ses plus vieux amis.
Tout en marchant, Chiara chercha activement quelque chose dans son sac à main et en ressortit un paquet de cigarettes. Elle me le tendit d’un geste interrogateur, mais je refusai poliment. Je n’avais jamais fumé une cigarette de ma vie et je n’allais certainement pas m’y mettre maintenant.
Après en avoir allumé une et tiré une taffe, elle re-prit :
— Ma chérie, cela fait quelques années maintenant que Jonathan ne prend presque plus de nouvelles de Vincent. Tu ne l’as sans doute pas remarqué, mais il a peu à peu établi une certaine distance entre eux.
Maintenant qu’elle me le disait, je devais reconnaître qu’elle avait raison et que je n’y avais jamais fait attention jusque-là.
— Mais pourquoi ?
— Parce que cela fait plusieurs années maintenant que ton Vincent tournait au parfait petit crétin. Tu étais transie d’amour pour lui, alors tu ne remarquais rien. J’ai toujours pensé qu’on doit faire ses propres expériences. Si je t’avais dit ce que l’on pensait de lui, est-ce que tu m’aurais écoutée ?
— Sans doute pas, reconnus-je avant de pousser un long soupir.
— Donc, les enfants, Jonathan et moi-même sommes très heureux de t’accueillir à la maison et tu peux rester aussi longtemps que tu le souhaites !
Arrivée devant sa voiture, Chiara fouilla à nouveau dans son sac et en sortit une petite boîte qui lui servait de cendrier pour y mettre son mégot. C’était ce genre de détails qui me faisait me dire que j’étais bien arrivée en Suisse.
Après avoir déposé mes deux sacs dans le coffre, je montai à bord de l’Audi avec un sourire en coin.
— Tu as encore changé de modèle ? Tu l’as gardée combien de temps déjà, la dernière ?
— Deux ans et c’est bien suffisant. Celle-là est tellement mieux.
— Ça reste une voiture, quoi…
— Ma chérie, tu dis ça parce que tu n’as jamais eu la tienne ! D’ailleurs, est-ce que tu sais toujours conduire depuis tout ce temps ?
— C’est une bonne question…
Alors qu’elle sortait du parking, son visage se fit plus sérieux.
— Vincent a essayé de m’appeler à plusieurs re-prises…
Je me crispai sur mon siège et attendis que mon amie finisse sa phrase. Mais lorsque le silence se fit insoutenable, je la relançai :
— Et ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— J’ai dit qu’il avait tenté de m’appeler, pas qu’il avait réussi. Il peut le faire autant de fois qu’il le veut, je ne répondrai pas.
Le silence se fit dans l’habitacle et je posai ma tête contre la fenêtre pour observer le paysage. Nous longions le lac. Ce début de mois de mai était ensoleillé et je devinais quelques courageux braver la fraîcheur de l’eau pour faire du paddle. Rien que d’y penser un frisson me parcou-rut l’échine. J’attendrai un temps presque caniculaire pour que l’envie de me baigner dans le lac me prenne. Et encore, je verrai bien.
— Alors, qu’est-ce que tu comptes faire de ces premières vacances depuis... Depuis combien de temps déjà ?
— Depuis six ans, je crois, avouai-je du bout des lèvres.
— Six ans, déjà ? Mon Dieu, Julie, je suis bien contente que tu te sois enfin réveillée. Et donc, au pro-gramme ?
— Honnêtement, je ne sais pas vraiment… Je n’ai pas un sou de côté, comme tu dois t’en douter.
— Ma chérie, qu’est-ce que je t’ai toujours dit ?
— « Ne sois jamais dépendante d’autrui. Garde ta liberté par tous les moyens », récitai-je.
— Exactement !
— J’ai l’impression de me réveiller d’un long rêve, tu sais. Ce genre de rêve où il t’arrive des trucs, mais où tu es juste spectatrice, où tu ne maîtrises rien de ce qui se passe…
— Oui, mais maintenant, tu te prends en main. Et c’est le plus important.
Je lui souris avant de rediriger mon regard vers le bord du lac, le cœur léger pour la première fois depuis longtemps. 

Chapitre 2

— Tatie Juju !
Mes sacs encore dans les mains, je n’eus pas le temps de les poser que trois paires de bras m’entourèrent et m’enserrèrent à m’en couper la respiration. Je luttais pour garder l’équilibre, mais finis par tomber sous les assauts plus ou moins baveux des enfants.
— Tatie Juju, eh ben, moi, je suis trop contente de te voir ! clama la plus grande.
— Et moi donc, ma chérie.
— Tatie Juju, tatie Juju ! Tu veux venir voir dans ma chambre mes nouveaux jouets ?
— Non, elle va venir dans ma chambre en premier !
— Non ! C’est moi la première, c’est moi la plus grande.
Je ne savais pas comment faisaient Chiara et Jonathan. En quelques secondes, j’en avais déjà presque mal à la tête.
— Alors, mes amours, je vous explique. D’une je ne sais pas ce que vous faites encore debout, mais je vais voir ça avec votre père. De deux, tatie Juju vient de faire un long voyage pour arriver jusqu’ici et avant toute chose, elle va aller poser ses jolies petites fesses sur le canapé où je vais la rejoindre avec un bon verre de vin. Est-ce que ce programme te plaît ? me demanda Chiara en m’aidant à me relever.
— Il me va très bien.
Je me penchai alors vers les enfants avec un air cons-pirateur :
— Allez vite vous coucher, je serai encore là demain, on pourra jouer autant que vous le voudrez.
— Ouais ! C’est trop bien !
Tout excités à cette nouvelle, les enfants repartirent en courant en direction de leurs chambres.
— Tu viens de commettre une grave erreur, Julie…
— Comment ça ?
— Leur promettre que tu joueras avec eux autant qu’ils le voudront… Ils se souviennent très bien de ce genre de choses. En revanche, quand tu leur demandes de ne pas laisser traîner leurs jouets partout dans la maison, bizarrement, leur mémoire devient défaillante.
— Oh, ce n’est pas très grave, j’adore tes enfants, j’aime vraiment passer du temps avec eux, la rassurai-je.
— Ça, c’est parce que tu n’es pas avec eux vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Allons boire du vin sur ton sofa alors, j’ai l’impression que je ne suis pas la seule à en avoir besoin.
Tandis que Chiara se dirigeait vers la cuisine, je m’installai dans le grand canapé d’angle du salon. Tout en enlevant mes chaussures, je regardai autour de moi. Cela faisait des années maintenant que nous ne nous voyions qu’à Paris et que je n’étais pas revenue dans cette maison.
Je me souvenais d’une maison toujours rangée et dé-corée avec goût, mais aujourd’hui, des jouets jonchaient le sol et sur la table basse traînaient des feuilles et des crayons de couleur. Sur le divan, plus tout à fait de couleur crème, coussins et plaids assortis avaient laissé place à des couvertures Spiderman et La reine des neiges.
— Tu excuseras le bordel, dit Chiara en revenant dans le salon, mais j’ai décidé depuis belle lurette de ne plus me prendre la tête avec des choses futiles.
— Comme le ménage ?
— Exactement ! Comme le ménage.
Après avoir enlevé ses chaussures, elle se laissa tomber à côté de moi et posa ses pieds sur la table, pendant que je servais deux verres de vin de la bouteille qu’elle avait ramenée.
— Alors ? demanda-t-elle en brisant le silence.
— Alors quoi ?
— Ça t’a pris d’un coup, comme ça ?
— On dirait bien, oui.
Elle se redressa en s’appuyant sur son coude et m’observa intensément, comme pour mieux me sonder.
— Tu veux bien arrêter d’essayer de lire en moi, s’il te plaît ?
— Moi ? Mais pas du tout !
— Tu essaies de deviner quelque chose, alors que le plus simple reste encore de me poser la question directe-ment.
— Très bien. Est-ce qu’il y a un autre homme ?
Je me redressai aussitôt en toussant dans ma main et manquai au passage de renverser mon verre de vin. Entre deux quintes de toux, je réussis à lui demander de se répéter.
— Un autre homme ! Un mystérieux inconnu qui aurait dérobé ton cœur et t’aurait enfin donné les ailes pour t’envoler loin de ce goujat.
— Non, mais vraiment, Chiara…
Je ne pris pas la peine de finir ma phrase et repris une gorgée.
— Alors ? insista-t-elle, impatiente.
— Alors, non. Il n’y a pas d’autre homme. Il n’y en a jamais eu. Ça n’a toujours été que Vincent et seulement lui.
— Bon ! Eh bien, il est temps de remédier à ça !
Son verre toujours à la main, mon amie se leva pour aller fouiller dans mon sac.
— Je peux savoir ce que tu fais ?
— Je cherche ton téléphone.
— Je réitère ma question : je peux savoir ce que tu fais ?
Chiara brandit l’objet de sa convoitise en poussant un cri de joie et revint s’asseoir près de moi. Elle déverrouilla mon smartphone en moins de deux et tapota frénétiquement sur l’écran.
— Et comment tu connais mon code de déverrouil-lage ?
— Julie, ma chérie, tu es tellement prévisible, soupira-t-elle.
Elle releva les yeux de l’écran avec un air légèrement exaspéré.
— La date de naissance de Vincent, ce n’était pas très difficile à deviner.
Je me dandinai sur le canapé en faisant la moue.
— Oui, eh bien, je n’ai pas encore pris le temps de changer le code, j’avais d’autres choses en tête. Et puis, rends-moi mon téléphone, Chiara. Tout de suite !
L’interpellée se leva et continua de pianoter sur l’écran tout en évitant mes mains qui tentaient de le lui arracher.
— Non, mais vraiment, Chiara, tu deviens pénible. Qu’est-ce que tu fais ?
Elle contourna le canapé et courut jusqu’à la cuisine pour m’échapper, mais je l’y poursuivis. Notre petite course continua quelques minutes avant qu’enfin, Chiara ne me rende mon téléphone.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
Sans attendre sa réponse, je commençai à fouiller de-dans.
— Moi ? Rien du tout. J’ai juste installé quelques applications de rencontre, claironna-t-elle.
— Tu as quoi ?
Je ne me sentais pas bien. Être célibataire pour la première fois de ma vie d’adulte c’était une chose, mais aller m’inscrire sur des sites de rencontres ? Non, ce n’était pas pour moi.
— Calme-toi, ma chérie. Ça n’engage à rien, tu ne vas pas te retrouver coincée dans un rencard dès demain. Même si ça te ferait du bien.
Chiara m’adressa un clin d’œil et but une gorgée de vin.
— Non, mais ça ne va pas ! Je ne veux pas aller sur ce genre de trucs ! Et si quelqu’un que je connais me voyait dessus ? Qu’est-ce qu’on penserait de moi ?
— Que tu as tourné la page et que c’est très bien.
La réalité de ma situation s’imposa à moi. Le visage caché par mes mains, je poussai un long soupir.
— Qu’est-ce que j’ai fait, Chiara ? J’ai tout lâché… j’avais un travail, un appartement, une situation stable… j’ai tout quitté sur un coup de tête.
Des larmes naquirent au bord de mes yeux, les premières depuis que j’étais partie de Paris.
— Oh, ma chérie, ne pleure pas, il ne le mérite pas. Tu as enfin ouvert les yeux et tu as récupéré ta liberté. C’est normal que tu te sentes mal, mais tu vas voir, tout va bien se passer.
— C’est facile à dire pour toi, tu files le parfait amour avec ton mari et tes enfants, grognai-je.
Je réalisai ce que je venais de dire et relevai la tête en la regardant à travers mes doigts.
— Tu as une carte d’immunité pour ce soir, parce que tu viens de quitter Vincent. Mais fais gaffe à tes fesses, Julie.
À son sourire, je compris qu’elle plaisantait et je me détendis, me laissant aller contre elle. Elle passa un bras autour de moi et me tendit mon verre de vin que j’avalai cul sec.
— Eh ben dis donc, je ne te connaissais pas une telle descente !
Jonathan arriva dans la cuisine, un grand sourire sur son visage jovial.
— J’ai une bonne raison.
Il s’approcha pour me prendre dans ses bras et m’embrassa sur la joue.
— Comment ça va, ma Ju ?
— Comme quelqu’un qui a besoin de boire un coup. Tu nous accompagnes ?
— Avec plaisir.
Quand elle le vit prendre une nouvelle bouteille, Chiara s’étonna, mais son mari rétorqua que ce n’était pas une soirée à se contenter d’un seul verre chacun.
— Certainement pas, confirmai-je.
Après avoir trinqué tous ensemble, nous discutâmes tout en continuant de boire. Assis sur le canapé, je les observais, l’un contre l’autre. J’avais rencontré Chiara au lycée. Après le bac, elle était venue faire ses études à Genève et avait rencontré Jonathan. Elle était tombée sous le charme de ce blond aux yeux bleus et n’était plus jamais repartie. Ils étaient maintenant tous les deux traducteurs au Bureau International du Travail, gagnaient très bien leur vie, avaient trois enfants adorables, une maison… Bref, il ne leur manquait plus que le labrador pour cocher toutes les cases des clichés de la famille parfaite. Et en plus de ça, ils s’aimaient comme au premier jour. En les voyant ensemble, à rire, se toucher, s’embrasser, échanger des re-gards complices, je me rendais compte à quel point mon couple n’en était plus un depuis des années.
Non, cela faisait un moment maintenant que je devais quémander un peu d’attention, un bisou le matin, un câlin en rentrant du travail… J’étais devenue une mendiante de l’amour et je me détestais d’être devenue ce genre de fille.
— Tu sais ce que l’on devrait faire ? me demanda Chiara en revenant de la cuisine.
Elle s’était levée pour aller chercher « de quoi grignoter », ce qui, chez elle, signifiait visiblement ramener la moitié de son réfrigérateur. J’attrapai une carotte que je plongeai dans du houmous.
— Faisons la liste de tout ce qui ne va pas chez Vincent ! proposa-t-elle en se rasseyant.
— Tu veux vraiment infliger ça à ton mari ?
Ce dernier se pencha pour attraper une couronne de princesse qui traînait à l’autre bout du canapé et la mit sur sa tête.
— Je mets mes oreilles de fille, on peut parler de tout, c’est bon !
Cette vision suffit à déclencher notre hilarité.
— Alors, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez lui ? demanda-t-il en papillotant des yeux.
— Je ne sais pas…
Ce n’était pas vrai. Il y avait des tas de choses qui n’allaient pas chez lui, mais je n’étais pas sûre d’avoir envie d’ouvrir cette porte.
— Bon, je commence, alors ! s’exclama Chiara. Vincent est un gros radin. Il fait partie de ces gens qui comptent le moindre centime dans une addition au restaurant, alors qu’on pourrait tout partager par le nombre de personnes à table. Et en plus, il gagne bien sa vie, il n’a aucune excuse !
— Amen ! déclara son mari en levant son verre.
Nous bûmes une gorgée et Jonathan reprit :
— En plus d’être radin, il a un bon gros problème d’ego. Il faut toujours qu’il parle de lui et de ses réussites. Il ne demande jamais aux autres comment ils vont. On pourrait être en phase terminale qu’il ne l’aurait pas remarqué. Trop occupé à se vanter.
— Amen ! renchérit sa femme.
Mes deux amis se tournèrent vers moi, attendant que je continue leur petit jeu. Je pris une grande inspiration et me lançai :
— Il a ce besoin maladif de tout contrôler dans sa vie, il n’arrive pas à se laisser porter. C’était rassurant au début, mais ça devient vite étouffant…
— Amen ! s’exclamèrent-ils en chœur en reprenant une gorgée de vin.
— Et il n’est pas fichu de mettre sa tasse de café dans le lave-vaisselle le matin. Même s’il est vide et qu’il y a de la place dedans.
— Amen !
— Il râle s’il n’a plus une seule chemise propre, mais ne va pas s’embêter à faire tourner le linge pour autant.
— Amen !
— Il ne prévient jamais qu’il va rentrer en retard. Par contre, si j’ai le malheur d’arriver vingt minutes plus tard que prévu sans lui envoyer un message, je me prends une réflexion.
— Amen !
L’effet de l’alcool aidant, ma langue se déliait de plus en plus.
— En deux ans, on a dû faire l’amour trois fois, en missionnaire et ça a duré cinq minutes à chaque fois, pas plus.
— Am…
— Ah, non ! s’exclama Chiara en assenant une claque sur l’épaule de son mari. Ça ne va pas du tout ! On ne peut pas cautionner ça.
Réalisant ce que je venais de dire, je me sentis rougir.
— Je crois que je ferais mieux d’aller me coucher avant de continuer à dire des bêtises, déclarai-je.
— Tu es sûre ?
Chiara semblait soucieuse, mais j’acquiesçai en reposant mon verre sur la table.
— Viens, je t’accompagne à ta chambre. Jo y a déjà déposé tes bagages.
Je me levai, embrassai son mari pour lui souhaiter une bonne nuit et la suivis à l’étage. Arrivée devant ma chambre, Chiara me prit dans ses bras et je lui rendis son étreinte.
— Je suis fière de toi, ma Julie. Ce n’est jamais évident de prendre une décision aussi importante, mais tu vas voir, ça va bien aller.
— Puisses-tu avoir raison, soupirai-je contre son épaule.
— Allez, file dormir !
Je refermai la porte derrière moi et me laissai tomber sur mon lit. J’attrapai mon téléphone resté dans ma poche et fouillai dans un sac pour retrouver ma recharge. Allongée sur le côté, je fis défiler les applications que Chiara avait installées, quelques heures plus tôt. Tinder, Adopte un mec, Fruitz, Happn… J’ouvris la première et, en apercevant la photo d’un homme torse nu apparaître, paniquai et refermai aussitôt l’application.
C’était n’importe quoi. J’avais quitté Vincent le matin même et n’avais pas besoin de ça. Je reposai mon por-table sur la table de nuit, me déshabillai, puis me glissai sous la couverture. Il ne me fallut que quelques secondes pour sombrer dans un sommeil sans rêves.

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