Pauline
La nuit, comme je l’ai dit, était si pure, si transparente et si parfumée, que les voyageurs, pour jouir des douces émanations de l’air, avaient abaissé la capote de la calèche. Ils étaient deux, un jeune homme et une jeune femme : la jeune femme, enveloppée dans un grand châle ou dans un manteau, et la tête renversée en arrière sur le bras du jeune homme qui la soutenait. En ce moment le postillon sortit avec une lumière pour allumer les lanternes de la voiture, un rayon de clarté passa sur la figure des voyageurs, et je re-connus Alfred de Nerval et Pauline.
Toujours lui et toujours elle ! il semblait qu’une puissance plus intelligente que le hasard nous poussait à la rencontre les uns des autres. Toujours elle, mais si changée encore depuis Pfeffers, si pâle, si mourante, que ce n’était plus qu’une ombre ; et cependant ces traits flétris rap-pelèrent encore à mon esprit cette vague image de femme qui dormait au fond de ma mémoire, et qui, à chacune de ces apparitions, montait à sa surface, et glissait sur ma pensée comme sur le brouillard une rêverie d’Ossian. J’étais tout près d’appeler Alfred ; mais je me rappelai combien sa compagne désirait ne pas être vue. Et pourtant un sentiment de si mélancolique pitié m’entraînait vers elle que je voulus qu’elle sût du moins que quelqu’un priait pour que son âme tremblante et prête à s’envoler n’abandonnât pas sitôt avant l’heure le corps gracieux qu’elle ani-mait. Je pris une carte de visite dans ma poche ; j’écrivis au dos avec mon crayon : « Dieu garde les voyageurs, console les affligés et guérisse les souffrants. » Je mis la carte au milieu des branches d’orangers, de myrtes et de roses que j’avais cueillies, et je laissai tomber le bouquet dans la voiture. Au même instant le postillon repartit, mais pas si rapidement que je n’aie eu le temps de voir Alfred se pencher en dehors de la voiture afin d’approcher ma carte de la lumière. Alors il se retourna de mon côté, me fit un signe de la main, et la calèche disparut à l’angle de la route.
Le bruit de la voiture s’éloigna, mais sans être interrompu cette fois par le chant du rossignol. J’eus beau me tourner du côté du buisson et res-ter une heure encore sur la terrasse, j’attendis vainement. Alors une pensée profondément triste me prit : je me figurai que cet oiseau qui avait chanté, c’était l’âme de la jeune fille qui avait dit son cantique d’adieu à la terre, et que, puisqu’il ne chantait plus, c’est qu’elle était déjà remontée au ciel.
La situation ravissante de l’auberge, placée entre les Alpes qui finissent et l’Italie qui com-mence, ce spectacle calme et en même temps animé du lac Majeur, avec ses trois îles, dont l’une est un jardin, l’autre un village et la troi-sième un palais, ces premières neiges de l’hiver qui couvraient les montagnes, et ces dernières chaleurs de l’automne qui venaient de la Médi-terranée, tout cela me retint huit jours à Baveno ; puis je partis pour Arona, et d’Arona pour Sesto Calende.
Là m’attendait un dernier souvenir de Pau-line ; là, l’étoile que j’avais vue filer à travers le ciel s’était éteinte ; là, ce pied si léger au bord du précipice avait heurté la tombe ; et jeunesse usée, beauté flétrie, cœur brisé, tout s’était englouti sous une pierre, voile du sépulcre, qui, fermé aussi mystérieusement sur ce cadavre que le voile de la vie avait été tiré sur le visage, n’avait laissé pour tout renseignement à la curiosité du monde que le prénom de Pauline.
J’allai voir cette tombe : au contraire des tombes italiennes, qui sont dans les églises, celle-ci s’élevait dans un charmant jardin, au haut d’une colline boisée, sur le versant qui regardait et dominait le lac. C’était le soir ; la pierre com-mençait à blanchir aux rayons de la lune : je m’assis près d’elle, forçant ma pensée à ressaisir tout ce qu’elle avait de souvenirs épars et flot-tants de cette jeune femme ; mais cette fois en-core ma mémoire fut rebelle ; je ne pus réunir que des vapeurs sans forme, et non une statue aux contours arrêtés, et je renonçai à pénétrer ce mys-tère jusqu’au jour où je retrouverais Alfred de Nerval.
On comprendra facilement maintenant com-bien son apparition inattendue, au moment où je songeais le moins à lui, vint frapper tout à la fois mon esprit, mon cœur et mon imagination d’idées nouvelles ; en un instant je revis tout : cette barque qui m’échappait sur le lac ; ce pont souterrain, pareil à un vestibule de l’enfer, où les voyageurs semblent des ombres ; cette petite au-berge de Baveno, au pied de laquelle était passée la voiture mortuaire ; puis enfin cette pierre blan-chissante où, aux rayons de la lune glissant entre les branches des orangers et des lauriers-roses, on peut lire, pour toute épitaphe, le prénom de cette femme morte si jeune et probablement si malheu-reuse.
Aussi m’élançai-je vers Alfred comme un homme enfermé depuis longtemps dans un sou-terrain s’élance à la lumière qui entre par une porte que l’on ouvre ; il sourit tristement en me tendant la main, comme pour me dire qu’il me comprenait ; et ce fut alors moi qui fis un mou-vement en arrière et qui me repliai en quelque sorte sur moi-même, afin qu’Alfred, vieil ami de quinze ans, ne prît pas pour un simple mouve-ment de curiosité, le sentiment qui m’avait pous-sé au-devant de lui.
Il entra. C’était un des bons élèves de Grisier, et cependant depuis près de trois ans il n’avait point paru à la salle d’armes. La dernière fois qu’il y était venu, il avait un duel pour le lende-main, et, ne sachant encore à quelle arme il se battrait, il venait, à tout hasard, se refaire la main avec le maître. Depuis ce temps Grisier ne l’avait pas revu ; il avait entendu dire seulement qu’il avait quitté la France et habitait Londres.
Grisier, qui tient à la réputation de ses élèves autant qu’à la sienne, n’eut pas plus tôt échangé avec lui les compliments d’usage, qu’il lui mit un fleuret dans la main, lui choisit parmi nous un adversaire de sa force ; c’était, je m’en souviens, ce pauvre Labattut, qui partait pour l’Italie, et qui lui aussi allait trouver à Pise une tombe ignorée et solitaire. À la troisième passe, le fleuret de Labattut rencontra la poignée de l’arme de son adversaire, et, se brisant à deux pouces au-dessous du bouton, alla, en passant à travers la garde, déchirer la manche de sa chemise, qui se teignit de sang. Labattut jeta aussitôt son fleuret ; il croyait, comme nous, Alfred sérieusement blessé.
Heureusement ce n’était rien qu’une égrati-gnure ; mais, en relevant la manche de sa che-mise, Alfred nous découvrit une autre cicatrice qui avait dû être plus sérieuse ; une balle de pis-tolet lui avait traversé les chairs de l’épaule.
— Tiens ! lui dit Grisier avec étonnement, je ne vous savais pas cette blessure ?
C’est que Grisier nous connaissait tous, comme une nourrice son enfant ; pas un de ses élèves n’avait une piqûre sur le corps dont il ne sût la date et la cause. Il écrirait une histoire amoureuse bien amusante et bien scandaleuse, j’en suis sûr, s’il voulait raconter celle des coups d’épée dont il sait les antécédents ; mais cela fe-rait trop de bruit dans les alcôves, et, par contre-coup, trop de tort à son établissement ; il en fera des mémoires posthumes.
— C’est, lui répondit Alfred, que je l’ai reçue le lendemain du jour où je suis venu faire assaut avec vous, et que le jour où je l’ai reçue je suis parti pour l’Angleterre.
— Je vous avais bien dit de ne pas vous battre au pistolet. Thèse générale : l’épée est l’arme du brave et du gentilhomme ; l’épée est la relique la plus précieuse, que l’histoire conserve des grands hommes qui ont illustré la patrie : on dit l’épée de Charlemagne, l’épée de Bayard, l’épée de Napoléon, qui est-ce qui a jamais parlé de leur pistolet ? Le pistolet est l’arme du brigand ; c’est le pistolet sous la gorge qu’on fait signer de fausses lettres de change ; c’est le pistolet à la main qu’on arrête une diligence au coin d’un bois ; c’est avec un pistolet que le banqueroutier se brûle la cervelle… Le pistolet !... fi donc !... L’épée, à la bonne heure ! c’est la compagne, c’est la confidente, c’est l’amie de l’homme ; elle garde son honneur ou elle le venge.
— Eh bien ! mais, avec cette conviction, ré-pondit en souriant Alfred, comment vous êtes-vous battu il y a deux ans au pistolet ?
— Moi, c’est autre chose : je dois me battre à tout ce qu’on veut ; je suis maître d’armes ; et puis il y a des circonstances où l’on ne peut pas refuser les conditions qu’on vous impose…
— Eh bien ! je me suis trouvé dans une de ces circonstances, mon cher Grisier ; et vous voyez que je ne m’en suis pas mal tiré…
— Oui, avec une balle dans l’épaule.
— Cela valait toujours mieux qu’une balle dans le cœur.
— Et peut-on savoir la cause de ce duel ?
— Pardonnez-moi, mon cher Grisier, mais toute cette histoire est encore un secret ; plus tard vous la connaîtrez.
— Pauline ? … lui dis-je tout bas.
— Oui, me répondit-il.
— Nous la connaîtrons, bien sûr… ? dit Gri-sier.
— Bien sûr, reprit Alfred ; et la preuve, c’est que j’emmène souper Alexandre, et que je la lui raconterai ce soir ; de sorte qu’un beau jour, lors-qu’il n’y aura plus d’inconvénient à ce qu’elle paraisse, vous la trouverez dans quelque volume intitulé Contes bruns ou Contes bleus. Prenez donc patience jusque-là.
Force fut donc à Grisier de se résigner. Alfred m’emmena souper comme il me l’avait offert, et me raconta l’histoire de Pauline.
Aujourd’hui le seul inconvénient qui existât à sa publication a disparu. La mère de Pauline est morte, et avec elle s’est éteinte la famille et le nom de cette malheureuse enfant, dont les aven-tures semblent empruntées à une époque ou à une localité bien étrangères à celles où nous vivons.